par Doro-auteur | Jan 27, 2021 | Conference
Le 27 janvier 2021, le Dorothy recevait René de Ceccatty, traducteur d’une vingtaine d’ouvrages de Pasolini (dont le dernier, La religion de mon temps a paru aux édtions Rivages, 2020) et son biographe (Pasolini « Folio biographies », Gallimard, 2005) ainsi que l’auteur de l’anthologie, Le Christ selon Pasolini (Bayard, 2018) pour une conférence en ligne consacrée à la figure du Christ dans l’œuvre de Pasolini. Au-delà des œuvres emblématiques du cinéaste, en particulier de L’Evangile selon Saint Matthieu dont certaines scènes ont marqué l’imaginaire de générations de spectateurs, René de Ceccatty nous fait découvrir Pasolini sous un jour nouveau. De ses premiers poèmes aux textes politiques de la fin de sa vie, en passant par son œuvre cinématographique aussi fascinante que controversée, notre intervenant nous entraîne à la découverte d’un artiste tourmenté par son rapport à la religion.
Car le Christ ne fait pas irruption par surprise dans son travail. Le questionnement sur un Jésus pauvre parmi les pauvres rejoint les poèmes de la jeunesse de Pasolini, traversés par les figures de ragazzi qu’on retrouve ensuite dans toute son œuvre.
La critique du pouvoir, de tous les pouvoirs, prend une force particulière dans le contraste entre la réalité de l’Eglise, encore omniprésente dans l’Italie d’après-guerre, et la promesse révolutionnaire du Christ. Celui-ci devient ainsi un porte-parole d’un Pasolini indigné par l’indifférence des puissants de son temps à la misère qui les entoure. Le choix de Enrique Irazoqui, très jeune militant anarchiste espagnol, pour incarner le Christ à l’écrandonne un relief particulier aux paroles de l’évangile selon Saint Matthieu, une virulence qu’on retrouve dans le poème “Au pape”, attaque sans concession contre le pape Pie XII et son indifférence aux plus petits.
En suivant le fil de la figure christique, René de Ceccatty nous offre surtout une magnifique plongée dans l’œuvre de Pasolini. Il nous a fait la joie de lire plusieurs poèmes de Pasolini, qu’il a traduit, et que vous trouverez ci-dessous, ainsi que dans l’enregistrement de la conférence.
Enregistrement audio de la conférence : https://anchor.fm/le-dorothy/episodes/LE-CHRIST-SELON-PIER-PAOLO-PASOLINI-e18dk15
Deux poèmes de Pasolini sur le Christ et commentés durant la conférence :
1/ Poème sans titre :
Toutes les plaies sont au soleil
et Il meurt sous les yeux
de tous : sa mère même
sous sa poitrine, son ventre, ses genoux,
regarde Son corps souffrir.
L’aube et les vêpres Lui font de la lumière
sur les bras ouverts et l’Avril
attendrit Son exhibition
de Sa mort aux regards qui Le brûlent.
Pourquoi le Christ fut-il EXPOSÉ en Croix ?
Oh secousse du cœur au corps
nu du jeune homme… atroce
offense à sa pudeur crue…
Le soleil et les regards ! La voix
extrême a demandé pardon à Dieu
avec un sanglot de honte
rouge dans le ciel privé de son,
parmi ses pupilles fraîches et ennuyées
à Lui : mort, sexe et pilori.
Il faut s’exposer (est-ce cela qu’enseigne
le pauvre Christ cloué ?),
la clarté du cœur est digne
de tout mépris, de tout péché,
de la passion la plus nue…
(est-ce cela que veut dire le Crucifié ?
sacrifier tous les jours le don
renoncer tous les jours au pardon
se pencher naïvement sur l’abîme.)
Nous serons offerts en croix,
au pilori, parmi les pupilles
limpides de joie féroce,
découvrant dans l’ironie les gouttes
du sang qui coule de la poitrine aux genoux,
doux, ridicules, en tremblant
d’intelligence et de passion dans le jeu
du cœur brûlé par son feu,
pour témoigner du scandale.
2/ Poème « À un pape » :
Ce poème a été écrit durant l’automne 1958. Son premier titre était : « Le Due morti (Zucchetto e papa) » « Les Deux morts (Zucchetto e le pape) ». Il a d’abord paru dans la revue Officina en 1958. Il a été repris dans la section « Humilié et Offensé » du recueil La religion de mon temps (1961). Ce recueil contient de nombreuses épigrammes adressées à des adversaires de Pasolini ou à certains amis à qui il reprochait telle ou telle attitude ou position politique. Pie XII était mort le 9 octobre 1958. Zucchetto, le nom de l’ouvrier, signifie « calotte » en italien (la calotte que portent les cardinaux, les évêques ou le pape), ce qui justifie également le rapprochement. Avant sa publication, Valentino Bompiani l’éditeur qui publiait la revue Officina a demandé conseil à un avocat catholique qui lui a dit qu’il ne craignait rien. Mais la hiérarchie du Vatican envoya une mise en garde à Bompiani après publication. Et le « cercle de la chasse » de Rome, à travers la personne de son président, Urbano Barberini, exclut Bompiani de ses membres (c’était un cercle de droite conservatrice et religieuse, comme on s’en doute). Et Bompiani décida d’arrêter la publication de cette revue intellectuelle et universitaire.
Quelques jours avant que tu ne meures, la mort
Avait jeté son dévolu sur un homme de ta génération.
À vingt ans, tu étais étudiant, lui manœuvre,
Toi noble, riche, lui un pauvre bougre du peuple.
Mais ce sont les mêmes jours qui ont doré sur vous
La vieille Rome qui redevenait si neuve.
J’ai vu ses restes, pauvre Zucchetto,
Il rôdait la nuit près des Marchés,
Et un tram qui venait de San Paolo l’a renversé
Et traîné sur quelques mètres entre les rails et les platanes.
Il est resté là, quelques heures, sous les roues.
Des badauds l’ont entouré pour le regarder
En silence. Il était tard. Il y avait peu de passants.
Un des hommes qui existent parce que tu existes.
Un vieux policier, débraillé comme un voyou,
Criait à ceux qui venaient trop près : « Ecartez vos fesses ! »
Puis l’ambulance d’un hôpital vint pour l’emporter.
On se dispersa. Il y avait encore quelques lambeaux çà et là.
Et la patronne d’un bar de nuit, plus loin,
Qui le connaissait, dit à un nouveau venu
Que Zucchetto avait fini sous un tram, qu’il était perdu.
Quelques jours plus tard, tu disparaissais. Zucchetto était
Un membre de ton grand troupeau romain et humain.
Un pauvre ivrogne, sans famille et sans toit.
Qui traînait la nuit. Vivant d’on ne sait quoi.
Tu ne savais rien de lui. Comme tu ne savais rien
De mille autres Christs comme lui.
Je suis peut-être féroce en me demandant pour quelle raison
Des gens comme Zucchetto sont indignes de ton amour.
Il y a des endroits infâmes où les mères et les enfants
Vivent dans une poussière antique, une boue d’un autre temps.
Pas bien loin de l’endroit où tu as vécu,
En vue de la belle coupole de Saint-Pierre,
Il y a un de ces endroits, le Gelsomino…
Une colline creusée d’une carrière à mi-pente, et, au-dessous,
Entre une rigole et un lôtissement d’immeubles récents
Un tas de constructions misérables, pas des maisons, des porcheries.
Il aurait suffi d’un geste de ta part, d’un mot de ta part,
Pour que ces enfants qui sont les tiens aient une maison.
Tu n’as pas fait ce geste, tu n’as pas dit ce mot.
On ne te demandait pas de pardonner à Marx ! Une vague
Immense qui déferle depuis des millénaires de vie
Te séparait de lui, de sa religion :
Mais dans ta religion on ne parle pas de pitié ?
Des milliers d’hommes sous ton pontificat,
Devant tes yeux, ont vécu dans le fumier, dans des porcheries.
Tu le savais, pécher ne signifie pas faire le mal.
C’est ne pas faire le bien que signifie pécher.
Que de bien tu aurais pu faire ! Et tu ne l’as pas fait.
Il n’y a pas eu plus grand pécheur que toi.
par Doro-auteur | Jan 20, 2021 | Conference
Par Mohamad Amer Meziane : L’Etat, l’islam, la race. M.A. Meziane est l’auteur de l’ouvrage Des empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation. Ed. La Découverte, 2021.
Propos liminaires d’une conférence qui a donné lieu à un débat intense et passionnant !
L’Occident se serait sécularisé, l’islam aurait échoué à le faire. C’est l’histoire de cette ligne de partage géographique que j’ai essayée de retracer dans mon travail. L’islam a toujours dessiné la frontière intérieure de la sécularisation. La République a très tôt mis en place un régime juridique de « police des cultes » visant, notamment, à assurer la compatibilité de la sécularisation et de l’islam. Ce mécanisme, qui vise à faire dialoguer les religions au sein d’un espace public, introduit de manière autoritaire une ligne de partage entre ce qui est religieux et ce qui ne l’est pas, entre les religions compatibles avec la sécularisation et celles qui ne le sont pas. Ainsi, la police des cultes implique un discours de nature comparatiste entre les différentes religions. L’islam est perçu dans ce cadre, dès l’origine, comme une religion de nature à inquiéter l’ordre public. Le “séparatisme” est le dernier visage de ce partage. La sécularisation est précisément le nom de cet ordre. La sécularisation n’est donc pas seulement le processus de déclin de la religion mais le nom de cette ligne de partage entre islam et Europe.
Le racisme, en particulier l’islamophobie, joue un rôle central dans ce basculement. L’islamophobie est en effet le seul racisme acceptable, il est le racisme qui confère aux autres racismes leur légitimité institutionnelle. Il prend en effet pour objet la religion, et non la race, et c’est pourquoi il parait acceptable. Il est donc incohérent, à mon sens, de lutter contre le racisme si l’on ne lutte pas contre l’islamophobie. Cependant, la réflexion sur la race et sur le racisme ignore la façon dont la “religion” est mobilisée dans l’espace public. Ainsi, lorsqu’il s’agit de lutter contre l’islamophobie, lorsque la « religion » remplace la « race », la gauche de culture laïque se désolidarise au nom de plusieurs principes (féminisme, laïcité, démocratie, etc.). Là est le problème car, en réalité, religion et racialisation sont intimement liées. Il y a une difficulté à tenir un tel discours car il est renvoyé, immanquablement, à un discours politique dissimulé.
De même que la sécularisation n’est pas seulement le processus de déclin de la religion, la laïcité n’est pas que la séparation de l’Église et de l’État. La loi de 1905 occupe une place bien plus marginale que ce que l’on pense dans l’édifice normatif de l’État laïc. En réalité, l’État laïc tient davantage à Napoléon et au Concordat (1801). C’est en effet le régime concordataire qui a introduit une organisation et une surveillance spécifique des cultes par l’État, avec désignation de représentants dans chaque culte pour devenir des interlocuteurs de l’État. Ce dispositif n’a pas été aboli par la loi de 1905. C’est pourquoi le concept de “police des cultes”, qui correspond à l’un des titres de la loi de 1905, est central. L’État se donne ainsi le droit de réguler les cultes ; il se saisit de la religion en tant qu’elle apparaît dans l’espace public.
Pour moi, le problème n’est donc pas tant celui de la privatisation de la religion que celui des modalités d’existence des religions dans l’espace public. L’État laïc ne cesse de refaire exister publiquement les religions d’une manière spécifique. C’est cette modalité spécifique qu’il s’agit d’analyser. Cette analyse est d’autant plus pertinente qu’on assiste actuellement à une mise en évidence du rapport entre cette police des cultes et la police « tout court ». L’absence de vigilance critique à l’égard de la police des cultes, et notamment à l’égard de l’islamophobie, contribue au renforcement du dispositif de contrôle à l’égard de l’ensemble de la population (cf. « État d’urgence sanitaire » lié au Covid, loi sécurité globale, etc.).
Plusieurs remarques à cet égard : l’histoire du durcissement de la répression policière commence bien avant 2020, il se manifeste dans les suites du 11 septembre 2001. L’islamophobie joue ainsi un rôle particulier dans le développement d’une politique sécuritaire. Dans le cadre du retour de l’État -nation, qui se défie particulièrement de la dimension transnationale de l’islam, l’islamophobie fonctionne également, à mon sens, comme un opérateur de provincialisation de la France et de l’Europe.