Résumé des enjeux et enregistrement de la conférence du 4 mars 2022 au Dorothy.
Faut-il attribuer les meilleurs salaires à ceux qui sont les plus diplômés ? Les plus productifs ? A ceux qui assument le plus de responsabilités ? Ou à ceux qui exercent les métiers les plus pénibles ? Dès que quelqu’un appelle à ‘‘faire payer les riches’’, il se retrouve face à un torrent d’objections : on lui répond que les gens qui gagnent bien leur vie ont mérité l’argent qu’ils possèdent, et qu’il serait injuste de le leur prendre.Mais en sommes-nous si sûrs ?
Sylvain Bermond examine les arguments qui sont le plus couramment opposés à la réduction des inégalités. Il soupèse les efforts consentis par les travailleurs du haut et du bas de l’échelle sociale, en essayant de comprendre ce que valent les revendications des uns et des autres. Une interrogation sur le mérite et la justice sociale.
Sylvain Bermond vit en région lyonnaise. Il est psychologue clinicien, et délégué du personnel dans l’association pour laquelle il travaille. Ancien président d’association écologiste, il a donné de nombreuses conférences sur des sujets d’environnement et de solidarité internationale. Depuis 2017, il tient un blog politique sur mediapart.fr : https://blogs.mediapart.fr/sylvain-bermond/blog?page=1 Il vient de publier un ouvrage : Des inégalités justes ?
Le capitalisme financiarisé désigne le régime économique dans lequel nous sommes rentrés collectivement depuis les années 1970. Il se caractérise par l’explosion du volume des actifs financiers, par leur circulation accélérée dans l’économie globale, qui reconfigure en profondeur les rapports de pouvoir.
1. Qu’est-ce qu’un « actif » ?
Un actif est une chose dont on essaie de déterminer la valeur d’échange (€) présente en fonction des flux de revenus futurs qu’elle pourrait générer si on la mettait au travail pour en capter les capacités génératives.
Imaginons par exemple que j’achète un appartement. Si cet achat n’a pour fin qu’une valeur d’usage (je vais habiter dedans), ce n’est pas un actif. Si au contraire je le loue sur AirBnb, c’est différent: je raisonne comme un investisseur. D’ailleurs, AirBnb a un impact sur les prix de l’immobilier, qui est justement de plus en plus considéré comme un actif. Admettons que les prix soient si élevés que je doive prendre un emprunt important, donc durable dans le temps. Je vais alors devoir me soumettre à un examen médical pour satisfaire aux exigences de la banque. Le certificat médical constituera donc un collatéral à l’actif que constitue pour la banque le prêt qu’elle m’accorde, une garantie que la promesse associée à celui-ci (générer 1 ou 2% d’intérêts) est bien « solide ». De façon sous-jacente, ceci implique que je suis moi-même considéré comme un actif, puisque ma capacité d’emprunt découle en définitive de ma capacité à travailler dans le futur pour honorer mon échéancier de remboursement. En définitive, pour la banque, l’actif dont elle dispose dans ses comptes n’est rien de plus qu’un contrat (le plus souvent dématérialisé) dont la force exécutoire dépend de la légitimation des valeurs financières et de la force du droit. Mais celui-ci n’est pas virtuel, dans le sens où sa mise en œuvre réorganise le monde, et structure des rapports de force.
Au niveau global, le capitalisme financiarisé se caractérise justement par cette prolifération de telles créances/dettes entre les acteurs. Mais comme celles-ci sont essentiellement des promesses, elles préemptent le futur. Et ceci explique l’impasse dans laquelle nous nous trouvons.
2. Les prémisses du capitalisme financiarisé (… – 1970s)
Les actifs financiers préexistent au capitalisme… Par exemple, les billets de banque, les lettres de change, les titres de dette sont depuis très longtemps utilisés comme des formes de monnaie dématérialisée (par opposition à la monnaie métal).
La révolution industrielle s’accompagne d’une consolidation de l’ordre juridique et financier, et sanctuarise de plus en plus la propriété privée, tout en contribuant à la transformer de fond en comble. En l’espace de moins d’un siècle, nous allons devenir non plus détenteur de choses, mais d’actifs (= de promesses à propos de choses, de droits de tirage). La propriété privée se « liquéfie », dans le sens où elle s’échange de façon bien plus commode.
Karl Marx, Les luttes des classes en France (1848) : l’aristocratie financière de la Monarchie de Juillet est définie comme la fraction dirigeante d’une « compagnie par actions fondée pour l’exploitation de la richesse nationale de la France. » Plus loin : « Le gouvernement provisoire voulait dépouiller la République de ce qu’elle avait d’anti-bourgeois. Il devait donc, en oremier lieu, tenter d’assurer la valeur d’échange de cette nouvelle forme d’État, d’établir son cours à la Bourse. Le crédit public se releva avec le prix courant auquel la Bourse estima la République. » L’État s’apparente à une société par actions, et la dette, « garrot d’or par lequel la bourgeoisie étrangle » le régime politique, permettrait d’avoir prise sur lui et de l’orienter.
Ernst Freund, The legal nature of the corporation (1897) : « A shareholder of a railroad company has no direct right of property in the rolling stock, the roadbed, the station houses, etc. of the road; he cannot use the cars at his pleasure, he can give no orders to the employees, and if he performs acts of ownership, he is a trespasser. »
Plusieurs techniques juridiques se normalisent: émission plus régulière des obligations d’État (emprunts russes, par ex.), création des sociétés anonymes dont les parts peuvent être vendues lors de souscriptions publiques. Le problème du XIXème siècle est d’éviter les crapules, qui lancent des souscriptions et disparaissent avec l’argent dans la nature. Il s’agit alors de construire un ordre juridique efficace et coercitif, capable de protéger les petits épargnants (les actionnaires…) souhaitant placer leurs économies dans des actions. C’est aux États-Unis que la situation se normalise. Création du Dow Jones en 1884, émergence rapide de grands trusts financiers (Sugar Trust, General Electric, Carnegie Steel, etc.) dans le dernier quart du XIXème siècle. Les sociétés anonymes deviennent des machines à collecter l’épargne.
Karl Marx, Le Capital, l.3 (1867) : « La transformation de la production capitaliste sous l’influence des sociétés par actions exerce une influence dissolvante sur la production capitaliste elle-même. […] C’est la production privée sans le contrôle de la propriété privée. […] Ce résultat ultime du développement de la production capitaliste est un stade qui doit être atteint inévitablement pour que le capital puisse redevenir la propriété des producteurs, non plus la propriété privée de quelques producteurs isolés, mais la propriété sociale de tous les producteurs. »
La vieille ‘propriété-possession’ est solide: elle immobilise le propriétaire dans le paysage de sa chose. La nouvelle ‘propriété-sans-possession’ est liquide, transférable à volonté, et sa diffusion aboutit à une impersonnalisation massive des liens sociaux. En 1929, les 200 plus grandes entreprises U.S. détiennent plus d’un tiers de la richesse nationale. En Europe, l’architecture juridique-financière des marchés boursiers et obligataires se consolide dans l’entre-deux guerres, et est dopée par l’industrialisation accélérée qu’a induit l’effort de guerre.
Adolf Berle et Gardiner Means, The Modern Corporation and Private Property (1932) : « The rise of the modern corporation has brought a concentration of economic power which can compete on equal terms with the modern state – economic power versus political power, each strong in its own field. The state seeks in some aspects to regulate the corporation, while the corporation, steadily becoming more powerful, makes every effort to avoid such regulation… The future may see the economic organism, now typified by the corporation, not only on an equal plane with the state, but possibly even superseding it as the dominant form of social organization. »
3. Les débuts d’une nouvelle ère (1970s – …)
Après la crise de 1929, et plus encore après la SGM, ceux que l’on appelera plus tard les « néolibéraux » veulent refonder le libéralisme: dépolitiser l’économie, la construire comme autonome. Il faut mettre en place les conditions institutionnelles pour qu’émerge « l’ordre spontané des marchés ». Ce projet présuppose donc paradoxalement un fort interventionnisme étatique, visant à développer une société hyper-concurrentielle sur la base d’une nouvelle anthropologie, « l’homme-entreprise ».
Au début des années 1970, une série d’événements vient précipiter l’avènement du capitalisme financiarisé. J’en repère trois : 1. le renversement de Pinochet par la CIA, qui permet de faire du Chili le laboratoire de cette nouvelle vision du monde privatisé (austérité budgétaire, gouvernement par la dette); 2. Nixon décide de la fin de l’indexation du dollar sur l’or, qui permet d’accroître la masse monétaire « à l’infini », et donc de multiplier les créances/dettes; 3. toujours aux U.S., l’Employee Retirement Income Security Act de 1974 autorise les investisseurs institutionnels à placer leurs liquidités sur les marchés d’action. Les actionnaires, qui avaient longtemps été d’« honnêtes petits épargnants », se transforment peu à peu en gigantesques mastodontes (fonds de pension de retraite, compagnies d’assurance et de ré-assurance, fonds souverains, etc.) qui impriment leur marque sur les modes de management. En Europe, les vagues successives de privatisation accélèrent ce processus.
La financiarisation est un nouveau régime d’accumulation dans lequel le profit se réalise plus par des canaux financiers que par la production et le commerce des marchandises. La croissance et la structuration des marchés permet de fluidifier les arbitrages: on va choisir d’équilibrer un portefeuille avec des actions des entreprises A, B, C, D, etc. en fonction de leur rendement financier, de leur pro/contra-cyclicité, dans l’indifférence aux valeurs d’usage produite. La « création de valeur actionnariale » devient un argument programmatique, mobilisé pour justifier un ensemble de stratégies de « disciplinarisation » (de l’organisation, via son analyse au prisme des catégories financières; de la main d’oeuvre, que l’on peut délocaliser; des différentes parties prenantes, avec qui l’on discutera, mais à l’intérieur de ce cadre; etc.).
Une nouvelle conception du « capital » se dessine : celui-ci désigne de plus en plus la capacité de projection de la firme, son aptitude à à recombiner sans cesse les facteurs de production (travail humain, machines et infrastructures, environnement légal, ressources naturelles), de façon à recomposer constamment les espaces du marché à son avantage, pour y assurer son déploiement.C’est ainsi qu’il faut interpréter les valorisations très fortes de certaines entreprises (par., des GAFAM): si Amazon a pendant longtemps valu bien plus (plusieurs dizaine de milliards) que la valeur de ses biens matériels effectifs (entrepôts, stocks, etc.), c’est parce qu’on anticipait sa future position d’entreprise incontournable, c’est-à-dire capable de bénéficier d’une rente de situation (= monopole). L’action Amazon reflète, dans le présent, les résultats financiers futurs de l’enteprise. Acheter une action, c’est donc acquérir un droit de tirage sur d’éventuels futurs dividences, que l’entreprise commencera à verser lorsqu’elle aura enfin acquis sa position de monopole.
Ne disposant pas du compte-rendu écrit de la conférence donnée le 27.01.2022 par la professeure Émilie Tardivel (Université Catholique de Paris, Revue Communio), nous vous proposons de visionner cette courte vidéo dans laquelle Jean-Marie Salamito (historien spécialiste du christianisme antique, Université de Paris-La Sorbonne) explique très clairement la signification du terme « cité de Dieu » chez Augustin.
Cette vidéo est mise en ligne par le Campus Protestant, plateforme pour éclairer les enjeux du monde d’aujourd’hui à la lumière du message de la Bible. Interviews, reportages, débats, questions de fonds… en vidéo et podcast sur YouTube et les réseaux sociaux.
Compte-rendu de la conférence donnée par Frère Hugues Vermès (doctorant en théologie et frère prémontré) le 20.01.2022.
Saint Augustin d’Hippone est souvent présenté comme l’« inventeur » pessimiste du péché originel et accusé pour cela d’être à l’origine de tous les maux de la pensée religieuse occidentale. Comment et pourquoi ce Père de l’Église en est-il arrivé à énoncer sa conception du péché originel ? Quelle en est la pertinence spirituelle encore aujourd’hui ?
INTRODUCTION
Je suis heureux d’être parmi vous ce soir et de découvrir le Dorothy (dont j’avais beaucoup entendu parler en bien) mais suis quelque peu effrayé par le sujet par vous confié : « le péché originel » (et même « le concept de péché originel ») chez Augustin.
Vous êtes courageux d’être venus… car aujourd’hui, habituellement, l’expression fait figure de repoussoir :
le « péché originel » est souvent vu comme ce qu’il y a de pire dans la pensée chrétienne (occidentale faudrait-il préciser) : car derrière le péché originel, on comprend la culpabilisation, la dévalorisation de la sexualité, l’emprise du clergé (et tout ce qu’il y a de pire…) ; au point qu’on ne parle plus guère du péché originel ni dans la catéchèse, ni dans la prédication ;
le « péché originel » est souvent vu comme la pire « invention » d’Augustin, qui aurait créé ce concept monstrueux, non biblique, non conforme à la pensée de ses prédécesseurs ; souvent quand on dit qu’on étudie (voire qu’on fait une thèse sur saint Augustin), l’interlocuteur nous renvoie deux expressions qui suffisent à le reléguer : « péché originel » et « prédestination ».
Si cette réaction n’est pas la vôtre, deux citations pour prendre conscience de la difficile réception commune de la doctrine du péché originel :
Texte n° 1 : P. Ricœur, « Le “péché originel” : étude de signification », dans Id., Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, 1969, p. 265-282 (ici p. 280) :
« On ne dira jamais assez le mal qu’a fait à la chrétienté l’interprétation littérale, il faudrait dire « historiciste » du mythe adamique ; elle l’a enfoncé dans la profession d’une histoire absurde et dans des spéculations pseudo-rationnelles sur la transmission quasi biologique d’une culpabilité quasi juridique de la faute d’un autre homme, repoussé dans la nuit des temps, quelque part entre le pithécanthrope et l’homme de Neandertal. »
Paul Ricœur résume bien en cette phrase toute les critiques : faute d’un autre homme, culpabilité juridique, transmise de manière biologique.
Texte n° 2 : Blaise Pascal, Pensées (Lafuma 131)
« Il est sans doute qu’il n’y a rien qui choque plus notre raison que de dire que le péché du premier homme ait rendu coupables ceux qui, étant si éloignés de cette source, semblent incapables d’y participer. Cet écoulement ne nous paraît pas seulement impossible, il nous semble même très injuste. Car qu’y-a-t-il de plus contraire aux règles de notre misérable justice que de damner éternellement un enfant incapable de volonté pour un péché où il paraît avoir si peu de part qu’il est commis six mille ans avant qu’il fût en être. Certainement rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine. Et cependant, sans ce mystère le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le nœud de notre condition prend ses replis et ses tours dans cet abîme. De sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère, que ce mystère n’est inconcevable à l’homme. »
C’est ce mystère qui nous éclaire que je vous propose d’aborder ce soir, en nous posant cette question : saint Augustin est-il vraiment l’inventeur de la doctrine du péché originel ? Se poser cette question :
c’est tout d’abord se demander ce qu’il y avait avant lui, ce qu’on disait antérieurement sur le péché d’Adam et ses conséquences (I) ;
c’est ensuite comprendre ce que lui-même a énoncé de nouveau, et examiner le développement de sa conception du PO (II) ;
c’est enfin, et surtout, comprendre pourquoi saint Augustin en arrive à nouvellement développer cette doctrine. Je ne vise en effet pas à défendre à tout prix saint Augustin, mais à dégager la cohérence de sa pensée, ses motifs, ce qui peut nous aider pour nous aussi penser le mal déjà là (III).
I. Tradition pré-augustinienne sur le péché dans l’humanité[1]
Reprenant la première distinction que nous avons posée, nous pouvons d’ores et déjà avancer (qu’au vue des connaissances patristiques actuelles) SA est bien l’inventeur de l’expression, de la formule « péché originel » ; on la retrouve pour la première fois dans l’A Simplicien (première œuvre littéraire d’Augustin en tant qu’évêque, datée de 396 – réponse à quelques questions posé par le prêtre Simplicien qui était un des mentors de NPSA à Milan, et qui succède à Ambroise en 397):
ce premier usage de l’expression « peccatum originale » est situé dans un contexte (Simpl. 1, 1) de commentaire de Rm 7, 7-25, et plus précisément de Rm 7, 18 : « je sais que ce n’est pas le bien qui habite en moi, c’est-à-dire dans ma chair ».
ce premier usage de l’expression « peccatum originale » ne veut pas dire que toute la doctrine d’Augustin soit déjà fixée à ce moment-là, dès 397, car nous verrons qu’il y a une évolution.
ce premier usage de l’expression « peccatum originale » ne veut pas dire qu’auparavant, avant Augustin, les chrétiens n’ont pas pensé les conséquences du péché d’Adam sur l’humanité.
La formule est donc d’Augustin, mais pour élaborer sa doctrine du péché originel, l’Hipponate va utiliser et organiser un certain nombre d’idées déjà bien présentes dans la tradition chrétienne. Parcourons à grands traits la tradition pré-augustinienne sur le péché de l’humanité (cf Sesboüé).
1. Les Écritures
Dans les Écritures, certes la terminologie du « péché originel » est absente, mais on retrouve cependant bien l’idée d’une situation collectivement pécheresse de l’humanité (collectif et précédent).
Dans l’Ancien Testament, la récurrence congénitale du péché est souvent exprimée : par exemple en Jr 3,25 « nous avons péché envers le Seigneur notre Dieu, nous et nos pères, depuis notre jeunesse jusqu’à ce jour » (Jr 3,25) ; « Tout comme nos pères, nous avons péché, nous avons dévié, nous avons été coupables » (Ps 106,6).
Dans le Nouveau Testament, dans les Évangiles, saint Jean présente Jésus comme venant « ôter le péché du monde » (Jn 1, 29), sous-entendant davantage qu’une somme d’actes pécheurs, mais une situation fondamentale de péché qui s’oppose au Règne de Dieu.
Saint Paul rappelle avec force l’universalité du péché, en Rm 1-2. C’est bien Paul qui développé une histoire antithétique d’Adam et du Christ, rapportant au premier l’entrée du péché dans le monde (Rm 5, 12-14), même si on ne l’interprète pas comme NPSA ; Rm 7, 17 évoque un « péché qui habite en moi » ouvrant la porte à une conception du péché qui désigne plus qu’un acte, mais aussi une situation, une condition.
2. Les Pères grecs
Les Pères grecs n’emploient donc pas non plus le vocabulaire du « péché originel », mais insiste fréquemment sur une mortalité originelle venant du péché d’Adam, et il est important de voir que leur réflexion se base sur l’article du Symbole « Il s’est incarné pour notre salut » : c’est la réflexion sur le salut qui est le point de départ, comme ce le sera pour NPSA.
À titre d’exemple, on pourrait citer des homélies pascales du IIe qui ont ce thème du « péché antique » ; saint Irénée évoque cette mort héréditaire : « comme nous avions hérité de la mort par la naissance antérieure, nous héritions de la vie pas cette naissance-ci » (Contra haereses, V, 16, 2 ).
Commentant l’épître aux Romains, Origène aborde l’idée d’hérédité du châtiment par ces mots : « tous en effet ont été mis dans ce lieu d’humiliation, dans cette vallée de larmes, soit que tous les fils d’Adam aient été dans les reins de celui-ci, et aient été expulsés avec lui du paradis, soit que chacun de nous ait été bannis personnellement et ait reçu sa condamnation d’une manière qu’on ne saurait dire et que Dieu seul connaît » (Commentaire sur Romains, V, 4) ; c’est encore le châtiment qui passe à la descendance, et non le péché.
Plus proche de saint Augustin, saint Jean Chrysostome, commentant aussi Rm, répondra selon la tradition orientale, qu’il y a bien une solidarité dans le châtiment et la mort, mais non dans le péché proprement dit.
3. Les Pères latins
Chez les Pères latins, il faut citer l’influence majeure de Tertullien, dont la conception traducianiste (l’âme n’est pas créé pour chaque homme, mais transmise des parents aux enfants, et donc à partir du premier homme) favorise la compréhension d’une transmission d’une faute d’Adam ; Tertullien parle de « vicium originis – vice d’origine » (De anima, 41,1-2), ce qui dit plus que la mort, mais moins que le péché.
Saint Cyprien de Carthage parle, quant à l’enfant à baptiser, du « virus mortel de l’antique contagion » (Correspondance, 64,5).
Au final, avec des vocabulaires variés à la suite des Écritures, les deux traditions orientale et occidentale considèrent que l’état global de l’humanité (avant le salut du Christ) est celui d’une mort, d’une condamnation, d’une corruption, d’une souillure (pas encore « péché ») hérités d’Adam, et qui semble atteindre le corps/la chair.
II. Développement augustinien de la doctrine du péché originel[3]
1. Évolution de la pensée de saint Augustin
À partir de ces éléments de la tradition (en non ex nihilo !), saint Augustin va expliciter cet état collectif de l’humanité lié à Adam, à travers la notion de péché originel. Cette explication s’est bien-sûr faite comme toujours progressivement et en réponse aux contradictions :
d’abord manichéenne (qui considère le mal comme une substance externe)
ensuite pélagienne (qui considère le mal comme le fruit de notre liberté, par imitation).
L’évolution de la pensée de NPSA est très discutée, mais je vous propose de retenir la proposition du Père Athanase Sage (nuancée par des recherches plus récentes[4]):
Texte n° 3 : A. Sage, « Péché originel. Naissance d’un dogme », RÉAug 13 (1967), p. 212
« Trois étapes scandent les progrès de saint Augustin.
En la première qui court de 387 à 397, c’est-à-dire jusqu’à l’Ad Simplicianum, Augustin s’en tient à l’exposé traditionnel du péché d’origine : tout homme tient d’Adam une chair qui, condamnée à la mort, alourdit l’âme, et la voue, en dehors du secours du Christ, à l’éternelle réprobation que ses propres péchés lui méritent.
En la seconde étape, de 397 à 411, l’évêque d’Hippone se distance de ses prédécesseurs en se précisant mieux l’impact du péché d’origine : tout homme hérite de naissance la peine du péché d’Adam, non seulement en sa chair condamnée à mort, mais également en son âme qui, marquée des stigmates de la concupiscence, n’apparaît pas indemne de toute culpabilité.
En la troisième étape, dès 412-413, l’homme, est-il dit, contracte de naissance par voie de propagation et non d’imitation un péché proprement dit, lié à la peine qui affecte, à la suite de la prévarication de nos premiers parents, la nature transmissible de l’homme. Ce péché, qui s’intitule « péché originel », s’il n’est pas remis par la grâce du Christ, à lui seul suffit pour une condamnation à la mort éternelle. »
2. De peccatorum meritis et remissione et de baptismo parvulorum ad Marcellinum libri tres (411-412)
Vous avez ainsi l’essentiel du contenu de la doctrine du péché originel, qu’il nous faut déployer. Nous avons déjà évoqué l’Ad Simplicianum, qui est une première transition et je vous propose d’aborder maintenant une autre grande œuvre sur le thème, qui est à la transition de la 2e et 3e étape, le De peccatorum meritis et remissione. C’est dans cette œuvre que NPSA expose sa conception achevée du péché originel, l’expression correspondant à son contenu futur.
Cette œuvre, en latin De peccatorum meritis et remissione et de baptismo paruulorum ad Marcellinumqu’on traduit en français Sur les mérites[5] et la rémission des péchés et le baptême des petits enfants à Marcellin, ou Salaire et pardon des péchés, est la première œuvre antipélagienne (datée de l’hiver 411-412), d’un ton encore peu polémique. Voici ce qu’en dit NPSA dans les Retractationes :
Texte n° 4 : Retractationes, 2, 33, BA 12, p. 509
« On m’envoya de Carthage leurs questions pour que je les réfute par écrit. Je composai donc trois livres intitulés Des mérites et de la rémission des péchés (De peccatorum meritis et remissione). Il y est surtout question du baptême des petits enfants à cause du péché originel et de la grâce qui nous justifie, c’est-à-dire fait de nous des justes, bien qu’en cette vie personne n’observe les commandements de la justice de manière à n’être plus obligé de dire, en priant pour ses propres péchés : « Pardonnez-nous nos péchés ». »
Cette notice fait allusion à des adversaires réfutés, il s’agit de Pélagiens ; pour résumer en quelques mots l’enseignement de Pélage qui commence alors à se diffuser (par Caelestius, venu et jugé par un commission d’évêques, en 411, à Carthage), on pourrait dire pour les pélagiens, le rapport de l’homme à Dieu est un rapport de création entre un Dieu juste et un homme libre. Dieu est juste, rétributeur, sa loi est accessible, il n’y a de péché qu’en cas d’acte de liberté personnelle. L’homme est libre, il peut ne pas pécher, et pèche par imitation. Pour Pélage, le baptême peut être donné aux enfants, non « pour la rémission des péchés », mais comme consécration au Christ.
Cette notice relève deux éléments importants :
la question du baptême des petits-enfants et sa nécessité du fait du péché originel (et réciproquement l’argument de l’usage liturgique en faveur de l’existence du PO) ; c’est ce qui choque chez les pélagiens, c’est ce qui explique le titre « de baptismo parulorum » ;
la justification par la grâce et la situation de l’homme qui demeure marquée par le péché après le baptême (ce qu’Augustin qualifie de concupiscence) ; la encore un argument liturgique avec la demande du Pater (« pardonne-nous nos offenses »)
Nous n’allons par parcourir tout ce traité, mais je vous propose de relever, dans ce traité qui marque chez Augustin le début de l’énoncé de la doctrine finale sur le péché original, les principaux arguments mis en œuvre : argument scripturaire, argument liturgique, argument théologique.
a. L’argument de l’Écriture
Dans le De peccatorum meritis et remissione, un verset est très discuté, il s’agit de Rm 5,12. Un petit point sur Rm 5, 12 et son interprétation par Augustin, car on charge cette dernière de tous les mots.
Dans ce tableau, vous voyez différentes versions de Rm 5, 12 :
Propterea sicut per unum hominem in hunc mundum peccatum intrauit
Propterea sicut per unum hominem peccatum intrauit in mundum
De même que par un seul homme, le péché est entré dans le monde
De même que par un seul homme le péché est entré dans le monde,
καὶ διὰ τῆς ἁμαρτίας ὁ θάνατος
et per peccatum mors
et per peccatum mors
et par le péché la mort
et par le péché la mort
καὶ οὕτως εἰς πάντας ἀνθρώπους ὁ θάνατοςδιῆλθεν
et ita in omnes homines morspertransiit
et ita in omnes homines [X]pertransiit
et ainsi IL (=le péché) est passé dans tous les hommes
et qu’ainsi la mort a passé en tous les hommes
ἐφ’ ᾧ πάντες ἥμαρτον
in quo omnes peccaverunt
in quo omnes peccaverunt
PAR CELUI en qui tous ont péché
du fait quetous ont péché
Il faut remarquer deux différences entre la Vetus latina qu’utilise NPSA, et notre texte, qui correspond au texte grec et à la Vulgate :
– la première différence est que le texte de NPSA ne porte pas le terme « mort » pour qualifier ce qui est passé ; c’est pourquoi il comprend que ce qui est passé ce n’est pas la mort mais le « péché ».
– la seconde différence vient de « ἐφ’ ᾧ », expression idomatique en grec avec un sens causal « du fait que » ; or NPSA qui lit « in quo », et comprend que son antécédent est soit le terme de « péché » qui précède immédiatement ou soit « Adam » ; or comme le péché en grec étant féminin (hamartia) et ne correspond donc pas, il comprend que ce QUO renvoie à Adam.
Ces variantes entraînent deux interprétations différentes du verset. Dans la tradition grecque, ce verset signifie qu’Adam a ouvert la brèche, et qu’ainsi la mort est entré dans le monde ; cela se poursuit jusqu’à nous « du fait que tous ont péché », à travers nos péchés personnels qui permettent à la puissance du péché d’atteindre tous les hommes ; mais le lien entre le péché d’Adam et notre péché n’est pas plus explicité.
En revanche, pour Augustin, par la désobéissance d’Adam, le péché lui-même (et non seulement la mort) a atteint tous les hommes, puisque tous ont péché en Adam, considéré comme universel concret, en lequel tous sont mystérieusement inclus.
Cette variante du texte commenté par Augustin, et l’interprétation qu’il en fait, lui a depuis souvent été opposé. On a dit qu’il fondait toute sa doctrine du péché originelle sur une interprétation erronée d’un texte biblique corrompu ; et cela a semblé justifie le rejet de la proposition de saint Augustin. Néanmoins, il faut avoir en tête que les opposants pélagiens d’Augustin ont la même version que lui : ce n’est pas tant la version qui est en cause que son interprétation.
Ce verset de Rm 5, 12, ce n’est pas Augustin qui l’introduit, ce sont les pélagiens qui s’appuient dessus justement pour dire que le péché n’existe que par imitation et non par propagation :
Texte n° 5 : De peccatorum meritis et remissione 1, 9, 9, BA 20/A, p. 84-87
« Quand à ce texte de l’Apôtre où il dit : « Par un seul homme le péché est entré dans le monde et par le péché la mort » (Rm 5, 12a), tu m’as fait savoir dans ta lettre qu’ils s’efforcent de détourner ce passage pour une autre interprétation ; mais en quoi consiste cette opinion, tu ne me l’as pas dit. Autant que je l’ai trouvé par d’autres, leur sentiment sur ce point est que cette mort qu’ils évoquent n’est pas celle du corps, qu’ils ne veulent pas qu’Adam ait méritée par le péché, mais celle de l’âme, qui se produit dans le péché même, et que ce péché est passé chez les autres hommes, non par voie de propagation, mais par imitation. C’est pourquoi ils refusent aussi d’admettre que chez les tout-petits est effacé par le baptême le péché originel (originale peccatum), qu’ils prétendent absolument inexistant chez les nouveau-nés. »
En outre, Augustin ne se base pas uniquement sur Rm 5, 12 mais montre que de nombreux passages de l’Écriture appuient sont interprétation : ainsi en pecc. mer. 1, 40-52, il dresse un recueil de témoignages scripturaire (testimonia) en particulier du NT en faveur (plusieurs dizaines, dans la traduction de VL !) :
« Je ne suis pas venu appeler les justes mais les pécheurs » (Lc 5, 32)
« Le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui avait péri » (Lc 19, 10)
« Allez dans le monde entier prêcher l’évangile à toute créature. Qui aura cru et aura été baptisé sera sauvé ; mais celui qui n’aura pas cru sera condamné » (Mc 16, 15-16)
« Voici l’Agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde » (Jn 1, 29)
« Il n’y a pas de distinction, car tous ont péché et ont besoin de la gloire de Dieu » (Rm 3, 23)
« Nous savons que la loi est spirituelle, mais moi je suis charnel, vendu sous le péché. En effet, ce que je fais je l’ignore ; car je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais, mais si je fais ce que je ne veux pas, je suis en accord avec la loi parce qu’elle est bonne ; mais ce n’est pas moi qui fait le mal, mais le péché qui habite en moi. … Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera du corps de cette mort ? La grâce de Dieu par Jésus-Christ » (Rm 7, 14-25)
« Dieu a envoyé son Fils dans la ressemblance de la chair de péché, et, à partir du péché, il a condamné le péché dans la chair » (Rm 8, 3)
« Je vous ai transmis d’abord ce que moi aussi j’ai reçu, c’est-à-dire que le Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures » (1 Co 15, 3)
« À vous la grâce et la paix venant de Dieu le Père et du Seigneur Jésus-Christ, qui s’est donné lui-même pour nos péchés, pour nous enlever à ce siècle pervers » (Ga 1, 3-4)
« L’Écriture a tout enfermé sous le péché pour que la promesse fût donnée par la foi en Jésus-Christ à ceux qui croiraient » (Ga 3, 22)
« Alors que nous étions morts à cause des péchés, Dieu nous a fait revivre avec le Christ, par la grâce de qui nous avons été sauvés » (Eph 2, 5)
« Il n’y a qu’un seul Dieu et qu’un seul médiateur entre Dieu et les hommes, l’homme Jésus Christ, qui s’est donné pour la rédemption de tous » (1 Tm 2, 5-6)
+ citations des autres épitres, Ac, AT…
Pour Augustin, la conception du PO ne se fonde pas sur un verset (Rm 5, 12), mais sur un « amoncellement de témoignages », en particulier pauliniens.
b. L’argument de la liturgie pratiquée par l’Église
Le deuxième argument majeur mis en avant dans Pec. mer. est l’argument liturgique : d’une part le baptême des enfants, d’autre part, la demande du Pater (« pardonne-nous nos offenses »).
Vous vous souvenez que le début dans la controverse avec les pélagiens et notamment été provoqué par les affirmations de Caelestius sur le rôle du baptême : non pour le pardon, la rémission des péchés, mais pour une consécration au Christ.
Pour Augustin, l’existence du baptême des petits-enfants[6], son déroulement, et le cas de la ruée des parents à l’église pour les enfants en danger de mort, atteste d’une condition pécheresse de tout humain dès la naissance.
Texte n° 6 : De peccatorum meritis et remissione 1, 26, 39, BA 20/A, p. 152-155
« Parce qu’ils admettent que les tout-petits doivent être baptisés, ceux qui ne peuvent s’opposer à l’autorité de l’Église universelle, transmise à coup sûr par le Seigneur et les apôtres, il convient qu’ils admettent que ces petits ont besoin de ces bienfaits du Médiateur, afin que, lavés par le sacrement et la charité des fidèles et devenus ainsi incorporés au corps du Christ qui est l’Église, ils soient réconciliés avec Dieu, de telle façon qu’en lui ils deviennent vivants, sauvés, libérés, rachetés, illuminés. Venant d’où sinon de la mort, des vices, de la culpabilité (reatu), de l’asservissement et des ténèbres des péchés ? Et, puisque, à leur âge, ils n’ont rien pu commettre de cela en leur vie personnelle, reste le péché originel (restat originale peccatum). »
Dans le livre 2 (sur ce qui reste après baptême), Augustin s’appuie sur l’argument du Notre Père, face aux pélagiens qui affirment qu’il est possible d’être sans péché dès cette vie.
Texte n° 7 : De peccatorum meritis et remissione 2, 4, 4, BA 20/A, p. 152-155
« C’est pour cela que le Seigneur, nous enseignant à prier, nous a, entre autres, appris à dire : « Remets-nous nos dettes comme nous aussi nous remettons à nos débiteurs. Et ne nous porte pas (ne nos inferas) à la tentation, mais délivre-nous du mal » (Mt 6, 12-13). […] Si donc nous avons cédé à ces désirs de concupiscence de la chair par un penchant illicite de notre volonté, nous disons pour en guérir « Remets-nous nos dettes » et recourons au remède tiré de l’œuvre de miséricorde en ce que nous a ajoutons : « comme nous aussi nous remettons à nos débiteurs ». Mais, afin de ne pas céder au mal, nous implorons ainsi son aide : « et ne nous porte pas (ne nos inferas) à la tentation » ou, selon certains manuscrits « et ne nous induis pas (ne nos inducas) en tentation » – non que Dieu tente qui que ce soit par une telle tentation, « car Dieu est tout sauf le tentateur du mal, et lui-même ne tente personne » (Jc 1, 13) – mais nous l’implorons pour que, si d’aventure nous commençons d’être tentés par notre concupiscence, nous ne soyons pas privés de son aide ; nous l’implorons pour que nous puissions vaincre en lui sans nous laisser séduire et détourner. Puis nous ajoutons ce qui sera pleinement réalisé à la fin des temps, quand ce qui est mortel sera absorbé par la vie : « mais délivre-nous du mal ». Alors en effet, il n’y aura plus nulle concupiscence que nous ayons ordre de combattre avec défense de lui céder. Voilà pourquoi tout cela peut être résumé dans cette triple demande de bienfaits : « Pardonne-nous ce en quoi nous nous sommes laissés entraîner par la concupiscence, aide-nous à n’être pas entraînés par la concupiscence, éloigne de nous la concupiscence ». Les dernières demandes du Notre Père, montre qu’en ce monde, l’homme demeure marqué par la concupiscence (inclination au mal sous toutes ses formes, cf 1 Jn 2, 16), et par ses chutes. »
c. L’argument théologique central
Aux yeux d’Augustin, son raisonnement théologique se fonde non pas sur un ou deux versets du Nouveau Testament, mais sur la Bible entière et sur toute la liturgie de l’Église. Et surtout, il ne se fonde pas tant sur le mal, que sur le salut en Christ : il y a un péché originel parce que le Christ est venu comme sauveur de tous les hommes sans exception ; tous sont pécheurs, et tous sont rachetés par la grâce du Christ. Tout le monde a besoin du salut du Christ, même les petits enfants, et comme ils n’ont commis aucun péché personnel, il reste un péché d’origine.
Texte n° 8 : De peccatorum meritis et remissione 1, 28, 56, BA 20/A, p. 188-189
« Si on considère tous les témoignages divins que j’ai rappelés, soit en les discutant chacun un par un, soit en en rassemblant un certain nombre et même d’autres semblables que je n’ai pas rappelés, on ne découvre rien d’autre que ce que propose l’Église universelle, qui doit être vigilante envers toutes les nouveautés profanes : tout homme est séparé de Dieu, hormis celui qui est « réconcilié avec Dieu par le Christ médiateur » (1 Tm 2, 5). Et personne ne peut être séparé, sinon par les péchés qui effectuent cette séparation, donc ne peut être réconcilié que par le pardon des péchés dans la seule grâce du Sauveur très miséricordieux, par la seule victime offerte par le très véritable prêtre, et ainsi tous les fils de la femme qui a cru au serpent jusqu’à être corrompue par la concupiscence ne sont « libérés de ce corps de mort » (Rm 7, 24) que par le fils de la vierge qui a cru l’ange jusqu’à être fécondée sans concupiscence. »
Remettre en cause le péché originel, c’est pour lui remettre ne cause l’essentiel du message chrétien, la prédication apostolique, l’originalité de la foi chrétienne : tout homme a besoin de salut de Dieu en Jésus Christ.
Ce texte évoque à la fin le rapport entre génération et concupiscence, au sujet du cas du Christ, seul homme engendré sans concupiscence ; c’est l’ébauche de la présentation augustinienne la transmission sexuelle du PO. Synthétisons ce qu’est selon NPSA le PO.
3. Doctrine augustinienne du péché originel
Pour expliciter le contenu de la doctrine du péché originel, il peut être utile de distinguer le péché originant (ou péché d’Adam), le péché originé (ou péché hérité), et le lien entre les deux, la transmission(tradux peccati).
a. Le péché originant : la faute d’Adam et ses conséquences personnelles[7]
Commençons par voir comment Augustin interprète la faute personnelle d’Adam, le premier péché ; vous imaginez bien que ce thème est omniprésent dans son œuvre, mais on le retrouve davantage étudié pour lui-même dans les commentaires qu’Augustin a écrit sur la Genèse (ou du moins de Gn 1-3), 5 commentaires :
De Genesi contra Manicheos (388-389)
De Genesi ad litteram liber imperfectus (composé en 393, abandonné en cours et retrouvé en 427)
Confessiones 12-13 (397-401)
De Genesi ad litteram (401-415)
De Ciuitate Dei 11-14 (413-427)
Pour comprendre ce qu’est la chute d’Adam selon Augustin, commençons par l’arbre de la connaissance du bien et du mal :
– dans le Gn. adu. Man., Augustin explique que « l’arbre de la connaissance du bien et du mal représente la situation médiane de l’âme et son intégrité ordonnée, car cet arbre est au milieu du jardin » (2, 9, 12) ; dans la hiérarchie des êtres, l’âme muable est au milieu, entre l’être le plus haut Dieu au-dessus et le corps en dessous.
– dans Gn. litt., Augustin voit dans cet arbre un arbre corporel, dont le fruit n’est pas nocif : le mal ne vient pas du fruit (car toute création est bonne, contre manichéens) mais de la transgression du précepte et cette transgression fait apprendre à l’homme par expérience quelle différence entre le bien de l’obéissance et le mal de la désobéissance (8, 6, 12).
Le péché d’Adam est présenté par Augustin comme un péché d’orgueil, en citant souvent : « le commencement de tout péché est l’orgueil » (Si 10 15) :
– dans le Gn. adu. Man., le premier péché est caractérisé, comme le refus par l’âme de sa situation médiane qui consiste à être soumis à Dieu et à se soumettre le corps (2, 15, 22)
– dans Gn. litt., le premier péché est davantage présenté comme une manière de préférer sa volonté propre à la volonté divine.
– dans les deux cas, la nature du premier péché, c’est donc l’orgueil.
Le processus de la chute est analysé allégoriquement dans Gn. adu. Man : « lorsque nous succombons au péché, il ne se passe rien d’autre que ce qui s’est passé en ces trois personnages, le serpent, la femme et l’homme » (2, 14, 21) ; aux trois personnages, correspondent les trois étapes de la tentation :
La tentation par le serpent représente la suggestion : par les sens corporels qui cherche à exciter le désir ;
L’acceptation de la tentation par la femme représente la persuasion : lorsque le désir est excité (femme = partie instinctive de l’âme)
La chute d’Adam représente le consentement : lorsque la raison (= l’homme) décide de faire ce à quoi le désir le pousse.
À chacune de ces étapes, l’homme peut résister par son LA.
Les conséquences de la chute pour Adam et Ève sont expliquées donc dans ces 2 commentaires, mais de façon sensiblement différente :
– dans le Gn. adu. Man., l’interprétation allégorique le conduit en effet à souligner surtout les conséquences intérieures de la faute originelle ; la première conséquence du péché est l’hypocrisie et le mensonge ; la deuxième est « la difficulté qu’on éprouve désormais à trouver la vérité et à faire le bien » (p.38) : enfanter des bonnes actions dans la douleur (de même pour travail de la terre).
– dans Gn. litt., l’interprétation littérale privilégie au contraire les incidences du premier péché sur le rapport de l’homme à son corps ; le corps animal d’Adam devient « corps de mort » (Rm 7, 23), après le péché : « ce qui signifie à la fois qu’il résiste à l’esprit – en particulier dans l’expérience de la concupiscence – et qu’il est désormais atteint par la maladie et la mort » (p. 39).
Contrairement à d’autres Pères de l’Église (comme Grégoire de Nysse à la même époque), Augustin admet une union des sexes au paradis, la sexualité n’est pas dépréciée en soi ; mais après le péché, « leurs yeux s’ouvrirent » (Gn 3, 7) signifient qu’ils portent un nouveau regard sur le corps de l’autre, les yeux de la concupiscence, de la libido. Le propre de la libido est qu’elle échappe à la raison : « elle correspond à un désordre et est l’indice de la désobéissance du corps à l’âme qui découle logiquement de la désobéissance de l’âme à Dieu » (p. 40).
b. Le péché originé : peine et faute
Voyons maintenant ce qu’Augustin dit du péché originé, c’est-à-dire des conséquences du péché d’Adam sur tous les autres hommes.
Comme nous l’avons vu dans ces commentaires de la Genèse, comme nous l’avions vu dans Lib. arb., depuis la chute, la nature humaine est pour simplifier marquée par 3 conséquences, poenae peccati :
la mortalitas (mort et déficiences corporelle) ; « le corps avant le péché pouvait être appelé et mortel et immortel : mortel parce qu’il pouvait mourir, immortel parce qu’il pouvait ne pas mourir » (Gn. litt. 6, 25, 36), car aurait pu recevoir par grâce l’immortalité, alors qu’après la chute tous les hommes sont mortels.
l’ignorantia : difficulté à savoir le bien à faire ;
la difficultas, ou infirmitas, ou concupiscentia : difficulté à vouloir le bien.
C’est la condition malheureuse (miseria), conséquence du péché d’Adam. La particularité d’Augustin c’est de qualifier cet état de « péché », « péché originel », ce qu’auparavant on désignait par le mot « mort » ou « corruption » ; comment le comprendre ?
premièrement, souvenons-nous que pour Augustin, dès lib. arb., le péché est une notion complexe, analogique : le péché au sens propre (acte libre) et le péché au sens large (« ce qui suit du péché ») ;
deuxièmement cet état de péché est fortement lié à l’acte de péché, en amont (il en est laconséquence du péché) et en aval (il conduit au péché) ;
troisièmement, cet état de péché n’est pas exempt de tout caractère volontaire et il y a une connivence de l’homme avec cet état. L’homme est complice de l’état de péché dont il est victime, et selon la belle formule d’Augustin : « Tout homme est Adam à son tour, puisqu’il répète sa première révolte et que celle-ci entraîne les mêmes conséquences. Il apporte en naissant la misère d’Adam, mais il y ajoute par sa mauvaise vie » (En. in Ps. 132,10) ;
quatrièmement, Augustin attache à cet état une culpabilité (au sens juridique et non psychologique), une culpa ou reatus (imputation), avec l’idée que si l’homme est puni, comme Dieu n’est pas injuste c’est que l’homme est responsable/coupable d’une certaine manière. C’est cette culpabilité qui est lavée par le baptême (alors que la poena demeure, devenant vincible).
c. La transmission du péché
Enfin après avoir pensé, pour Adam, le péché originant comme orgueil qui entraîne la concupiscence, et pour nous, le péché originé comme tendance au péché, corruption qui vient du péché et entraîne au péché, NPSA cherche à comprendre le lien entre Adam et nous. Le but est d’aller au-delà de la simple imitation défendue par Pélage et de concevoir théologiquement une transmission (tradux peccati).
Augustin indique deux voies par lesquelles se « transmet » le péché originel, deux voies associées mais qu’on peut distinguer avec Aimé Solignac (qui relève 2 groupe de textes, le second devant majoritaire dans la polémique antipélagienne, surtout contre Julien d’Éclane)[8] :
Schéma biologico-juridique :
l’aspect juridique est l’inclusion de tous les hommes en Adam (suivant Rm 5, 12 : « in quo omnes peccauerunt » ;
l’aspect biologique est l’action des semina, fondement réel de cette inclusion.
à cette première explication se rattache le vocabulaire du « mal héréditaire », de la « contagio », de la « propagatio ».
la nature humaine est biologiquement viciée depuis Adam, et la mal se transmet selon les lois de l’hérédité.
à ce schème biologique se joint un schème juridique : tous les hommes (par le rôle des semences) sont présents dans les reins d’Adam, tous les hommes sont présents en Adam au moment où il pèche ; tous seront marqués par son péché :
Texte n° 9 : De ciuitate Dei 13, 14, BA 35, p. 282-285
« Auteur des natures et non des vices, Dieu a créé l’homme droit ; mais, volontairement dépravé et justement condamné, l’homme a engendré des fils dépravés et condamnés. Tous en effet, nous étions dans cet homme unique (omnes fuimus in illo uno), quand tous nous étions cet homme unique entraîné dans le péché par la femme formée de lui avant le péché. La forme en laquelle nous devions vivre chacun individuellement n’avait pas encore été créée ni répartie à chacun de nous ; mais déjà existait la nature séminale (natura seminalis) dont nous devions sortir ; et celle-ci étant corrompue par le péché, enchaînée dans les liens de la mort, justement condamnée, l’homme devait naître de l’homme dans une condition identique. Dès lors, du mauvais usage du libre arbitre est sortie cette série de calamités qui, par un enchaînement de malheurs, a conduit le genre humain dépravé dès l’origine et comme corrompu à sa racine, jusqu’au désastre de la seconde mort qui n’a pas de fin, à l’exception seulement de ceux qu’affranchit la grâce de Dieu. »
Schéma psychologico-éthique :
l’aspect psychologique est constitué par le mouvement de la concupiscence ;
l’aspect éthique est constitué par le caractère désordonné de ce mouvement.
Augustin remarque ici que la modalité même de l’acte de génération, après le péché, manifeste un dynamisme peccamineux : perte du contrôle de la raison sur l’esprit, de l’esprit sur le corps.
Augustin appelle ce phénomène la libido, ou concupiscence de la chair (deux termes qui peuvent être pris en sens restreint sexuel ou plus large)
Texte n° 10 : De nuptiis et concupiscentia 1, 24, 27, BA 35, p. 282-285
« C’est à cause de cette concupiscence de la chair (carnis concupiscentia) qui, bien qu’elle ne soit plus chez les régénérés, imputée comme péché, n’atteint pourtant la nature que par le péché, c’est à cause de cette concupiscence de la chair en tant que fille du péché et même, si l’on consent en faveur d’actes honteux, en tant que mère de quantité de péchés, que tout enfant qui en naît se trouve lié par le péché originel (originali est obligata peccato), à moins qu’il ne renaisse en celui que la Vierge conçut sans cette concupiscence et qui, pour cette raison, lorsqu’il daigna naître dans la chair, fut seul à y naître sans péché. »
Pour Augustin cette explication a l’avantage d’expliquer la transmission du PO par des parents pourtant baptisés ; malgré leur baptême, l’acte de génération demeure marqué par la concupiscence charnelle et transmet donc le PO.
Entre le péché d’Adam et notre péché ici et maintenant, il y a aussi d’autres péchés : les péchés de ceux qui nous ont précédés, nos propres péchés antérieurs ; « Ce n’est pas en effet le seul péché d’Adam qui est la raison de la perversion morale et des malheurs de l’humanité, mais encore l’accumulation des fautes individuelles au cours de l’histoire [9]».
C’est certes au PO, mais aussi au péché actuel que s’applique la formule de la loi d’enchaînement du péché : « de peccato peccatum, et ad peccatum peccatum, propter peccatum – du péché vient le péché, au péché s’ajoute le péché, et tout cela en raison même du péché » (En. Ps. 57, 4). « Ainsi en quelque sorte, pour Augustin, tout péché est à sa manière un péché originel » ; « ainsi apparaît le caractère double du péché : à la fois personnel et transpersonnel. Personnel, il engage chaque destinée humaine en ce qu’elle a d’essentiel ; transpersonnel, il cherche à passer d’un individu à un autre[10] ».
Pour conclure sur cette rapide description de la doctrine classique du PO chez Augustin, je tiens à rappeler (même si c’est évident pour certains) que tout ce que saint Augustin dit du PO ne correspond pas au dogme catholique sur le PO !
La notion-même de « péché originel » est mentionnée dans une décision conciliaire dès 418, au concile de Carthage (concile local) :
Quiconque nie que les tout-petits doivent être baptisés, ou dit que c’est pour la rémission des péchés qu’on les baptise, mais qu’ils n’ont rien en eux du péché originel d’Adam que le bain de la régénération aurait à expier, ce qui a pour conséquence que pour eux la formule du baptême « en rémission des péchés » n’a pas un sens vrai mais faux, qu’il soit anathème (15e Concile de Carthage (418), Canon 2, DH 223)
Les deux premiers canons du concile d’Orange de 529, traitent aussi du PO :
Si quelqu’un affirme que la prévarication d’Adam n’a nui qu’à lui seul et non à sa descendance, ou s’il déclare que c’est seulement la mort corporelle, pleine du péché, et non le péché, mort de l’âme, qui par un seul homme a passé dans le genre humain, il attribue une injustice à Dieu en contredisant l’Apôtre qui dit : « Par un seul homme, le péché est entré dans le monde, et ainsi a passé en tous les hommes, tous ayant péché en lui » (2e Concile d’Orange (529), Canon 2, DH 372)
Ce qui est intéressant est que l’enseignement des conciles antiques reprend d’Augustin :
– la version de Rm 5, 12, sans plus expliciter l’interprétation.
– la notion de péché originel : pas que la mort, mais le péché qui est passé d’Adam en tout homme par prorogation de génération.
– mais ne reprend pas le fait que c’est la concupiscence charnelle qui le transmet.
Aujourd’hui encore le Catéchisme de l’Église catholique a une même réception nuancée de la doctrine d’Augustin :
416 Par son péché, Adam, en tant que premier homme, a perdu la sainteté et la justice originelles qu’il avait reçues de Dieu non seulement pour lui, mais pour tous les humains.
417 A leur descendance, Adam et Ève ont transmis la nature humaine blessée par leur premier péché, donc privée de la sainteté et la justice originelles. Cette privation est appelée » péché originel « .
418 En conséquence du péché originel, la nature humaine est affaiblie dans ses forces, soumise à l’ignorance, à la souffrance et à la domination de la mort, et inclinée au péché (inclination appelée » concupiscence « ).
419 » Nous tenons donc, avec le Concile de Trente, que le péché originel est transmis avec la nature humaine, ‘non par imitation, mais par propagation’, et qu’il est ainsi ‘propre à chacun’ » (SPF 16).
III. Motifs de la théorie augustinienne du péché originel
Après avoir exposé (I) ce qu’il y avait avant Augustin, puis avoir plus longuement présenté le développement par Augustin de sa doctrine du PO (II), j’aimerais dans un 3ème temps que nous nous demandions pourquoi ? Pourquoi Augustin a-t-il développé une telle théorie choquante pour nous ? Quels sont ses motifs (ce qui le meut) pour cela ?
Nous avons déjà évoqué certains motifs, mais reprenons-les.
1. Motifs existentiels
personnellement, marqué par le péché ; le péché dans le domaine de sexualité ;
collectivement aussi, par la situation malheureuse de l’humanité : guerre, famine…
marqué par le cas de la souffrance des innocents ; si Dieu est juste et bon, pourquoi les innocents souffrent-ils ?
2. Motifs polémiques
contre manichéens : bonté de nature ; le péché, le mal n’est pas une nature.
contre pélagiens : insuffisance de nature blessée ; besoin du salut, incapacité de l’homme à se sauver par lui-même.
Comme l’a brillamment montré Aimé Solignac, on peut aussi et surtout comprendre la conceptualisation de la doctrine du PO, dans ce qu’elle a de plus choquant pour nous (péché d’Adam et damnation de tous ; transmission du péché par la libido sexuelle), comme le fruit de l’effort intellectuel d’Augustin, d’un excès de son intellectus fidei.
Le principe de l’intellectus fidei, comprendre sa foi, est en lui-même fécond ; tout théologien et tout exégète en fait usage nécessairement. Mais parfois pour comprendre les dogmes à partir des données de l’Écriture, le théologien et l’exégète ont spontanément tendance à établir entre les textes des corrélations qui ne s’imposent pas, ou encore à tirer de ces textes des conclusions abusives (p. 825).
Concernant les conséquences du péché d’Adam et damnation de toute l’humanité, Solignac note qu’Augustin base son raisonnement sur la corrélation de deux passages de Rm qui ne semblent pas avoir la même problématique : d’une part Rm 9-11 sur le rejet des Juifs et l’élection des païens ; d’autre part Rm 5(tout comme 1 Co 15) sur la faute d’Adam et ses conséquences ;
Concernant la transmission du PO par la concupiscence charnelle, Solignac relève aussi des efforts de corrélation qui semblent dépasser la pensée paulinienne : « pour Augustin, la libido,ou concupiscence charnelle, est bien la cause de la transmission du péché d’Adam. Mais cette affirmation est le résultat d’un raisonnement théologique,qui dépasse les données de l’Écriture. L’argumentation prend sans doute dans l’Écriture les prémisses de ce raisonnement :
confusion d’Adam et Ève après la faute (Gn 3)
«loi du péché» qui règne dans l’homme (Rm 7);
sa «logique» cependant, c’est-à-dire la liaison nécessaire entre concupiscence et transmission du péché, ne peut s’autoriser d’aucun texte scripturaire, pas même de Rm 7.Ici encore, on décèle une corrélation non justifiée entre plusieurs textes. La « systématisation » éclaire peut-être le problème de la transmission, mais elle ne saurait le résoudre.
4. Aspect tragique du mal
Il me semble qu’on peut surtout voir dans l’énoncé de la doctrine augustinienne du PO une volonté de mettre des mots sur la dimension tragique du mal, le fait que je ne suis pas l’auteur de tout mal (même si le mal vient de la liberté). Comme le précise Paul Ricœur, dans le même article que celui cité en ouverture :
Texte n°11 : P. Ricœur, « Le “péché originel” : étude de signification », dans Id., Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, 1969, p. 265-282 (ici p. 280)
« Le « pseudo-concept » du péché originel révèle en même temps cet aspect mystérieux du mal, à savoir que si chacun de nous le commence, l’inaugure, chacun de nous aussi le trouve, le trouve déjà là, en lui, hors de lui, avant lui ; pour toute conscience qui s’éveille à la responsabilité, le mal est déjà là ; en reportant sur un ancêtre lointain l’origine du mal, le mythe découvre la situation de l’homme : cela a déjà eu lieu ; je ne commence pas le mal, je le continue, je suis impliqué dans le mal, la mal a un passé, il est son passé, il est sa propre tradition ; le mythe noue ainsi dans la figure d’un ancêtre du genre humain tous ces traits que nous avons énumérés tout à l’heure : réalité du péché antérieur à tout prise de conscience, dimension communautaire du péché irréductible à la responsabilité individuelle, impuissance du vouloirenveloppant toute faute actuelle. »
Cela rend compte de la dimension tragique du mal, selon une intéressante distinction ricoeurienne.
Texte n° 12 : P. Ricoeur, « Logique, éthique et tragique du mal chez saint Augustin », dans I. Bochet (dir.), Paul Ricoeur : mal et pardon, Paris, Éditions Facultés jésuites de Paris, 2013, p. 60.63.64
« Toute grande pensée sur le mal distribue de façon originale le moment logique, le moment éthique, le moment tragique. […] Dans une “logique” de l’être, le mal est néant. Dans une “vision éthique”, le mal est perversion de la liberté. Dans une “vision tragique”, le péché est originel. […] Faut-il ajouter : Dans une vision “esthétique”, il concourt à l’ordre ? La doctrine augustinienne du péché originel cherche à rendre compte de cette dimension tragique du mal, du mal qui me précède, du mal qui m’excède : je ne suis pas la source de tout mal. »
« co-détermination par le péché d’autrui » (Karl Rahner)
« structure de péché » (Jean-Paul II)
Conclusion
Pour revenir à la question initiale, « saint Augustin a-t-il inventé le péché originel ? », on peut donc répondre affirmativement :
OUI, Augustin a inventé, au sens de CRÉER, l’expression de « peccatum originale », qu’on ne retrouve pas auparavant, et qui sera reçu par l’Église dès 418 (concile de Carthage)
OUI, Augustin a « inventé » la doctrine du péché originel, au sens propre d’inventer comme TROUVER. Il a trouvé les sources de cette doctrine dans :
– l’Écriture,
– dans la tradition des Pères qui l’ont précédé,
– dans la liturgie de l’Église (le baptême de petits enfants « pour la rémission des péchés),
– dans sa propre expérience (sa propre concupiscence sexuelle, et des malheurs des innocents).
Ce qu’il avait ainsi trouvé, il l’a retravaillé, selon ce qui caractérise de façon générale sa spiritualité, sa théologie, selon Goulven Madec :
– la communauté : dans le péché originel se dévoile notre commune condition pécheresse, qui nous précède.
– l’intériorité : si contre les pélagiens, il souligne que nos péchés ne sont pas qu’imitation, mais le fruit d’une hérédité qui renvoie à l’extériorité, contre les manichéens, il souligne aussi que le péché est le fruit d’une liberté humaine qui renvoie à l’intériorité de l’homme. Il atteint ma liberté intérieur ; « le péché qui habite en moi » dit Paul.
– enfin et surtout la primauté de la grâce : tout ce que NPSA dit du péché originel ne sert qu’à manifester le don gratuit de Dieu, qui par sa mort et sa résurrection, à laquelle nous participons par le baptême, nous libère du péché originel, de la rupture foncière d’avec Dieu ; don gratuit de Dieu qui continue jour après jour de nous libérer de la concupiscence dont nous restons marqués. C’est ainsi qu’on peut comprendre que « là où le péché a abondé, la grâce a surabondé » (Rm 5, 20)
[1]. P. F. Beatrice, Tradux peccati. Alle fonti della dottrina agostiniana del peccato originale, Milano, Vita et Pensiero, 1978 ; G. Bonner, « Les origines africaines de la doctrine augustinienne sur la chute et le péché originel », Augustinus 12 (1967), p. 96-116 ; F. Chapot, « Le péché d’origine dans la première littérature latine chrétienne. La réflexion de Tertullien », dans M. Mazoyer et P. Mirault (dir.), Le péché originel, Paris, F.-X. De Guibert, 2008, p. 69-77 ; A.-M. Dubarle, Le péché originel dans l’Écriture, Paris, Cerf, 1958 ; A. Dupont, « Original Sin in Tertullian and Cyprian : Conceptual Presence and Pre-Augustinian Content ? », RÉAug 63 (2017), p. 1-29 ; H. Rondet, Le péché originel dans la tradition patristique et théologique, Paris, Fayard, 1967 ; B. Sesboüé, Histoire de dogmes. 2, Paris, Desclée, 1995, p. 149-212.
[3]. G. Bonner, (« Adam », AL 1, c. 63-87) et de M. Lamberigts sur ses conséquences pour la descendance d’Adam (« Peccatum originale », AL 4, c. 599-615). J. Couenhoven, « St. Augustine’s Doctrine of Original Sin », AugStud 36 (2005), p. 359-396, ainsi que les articles anciens mais très suggestifs de J. Clémence, « Saint Augustin et le péché originel », NRTh 70 (1948), p. 727-754, et d’A. Solignac, « La condition de l’homme pécheur d’après saint Augustin », NRTh 78 (1956), p. 359-387. N. Cipriani, « La dottrina del peccato originale negli scritti di S. Agostino fino all’Ad Simplicianum », dans L. Alici, R. Piccolomini et A. Pieretti (dir.), Il mistero del male et la libertà possibile (IV). Ripensare agostino, Studia Ephemeridis Augustinianum 45, Roma, Institutum Patristicum Augustinianum, 1997, p. 23-48 ; A. Sage, « Péché originel. Naissance d’un dogme », RÉAug 13 (1967), p. 211-248 ; Id., « Le péché originel dans la pensée d’Augustin, de 412 à 430 », RÉAug 15 (1969), p. 75-112.
[4]. C. Harrison, Rethinking Augustine’s Early Theology, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 185-188.
[5]. « Le meritum est la punition du péché originel par la mort physique, le pluriel peccata est expliqué dans l’ouvrage par la confession de foi d’une double culpabilité devant Dieu : la conscience de ses propres péchés personnels et celle d’une culpabilité générale de l’humanité depuis ses premiers pas, à savoir l’expérience du péché originel » (B. Delaroche, « Peccatorum meritis (De-) », AL 4, c. 575).
[6]. Voir B. Delaroche, NC 16, BA 20/A, p. 450-451 : dès le milieu du 2ème siècle, cette pratique apparaît répandue (voir Irénée, AH 2, 24, 4 ; Hippolyte, Trad. apost. 21, 4), notamment en Afrique du Nord ; voir P.-T. Camelot, « Le baptême des petits-enfants dans l’Église des premiers siècles », LMD 88 (1966), p. 23-42.
[7]. I. Bochet, « Lectures augustiniennes de Gn 3. Le péché d’Adam et ses conséquences », dans B. Bourgine, J. Famerée et P. Scolas (dir.), L’invention chrétienne du péché, Paris, Cerf, 2008, p. 31-45.
[8]. Voir A. Solignac, « La condition de l’homme pécheur d’après saint Augustin », NRTh 78 (1956), p. 378ss.
[9]. A. Solignac, « La condition de l’homme pécheur d’après saint Augustin », p. 381.
[10]. A. Solignac, « La condition de l’homme pécheur d’après saint Augustin », p. 384.
[11]. A. Solignac, « Les excès de l’intellectus fidei dans la doctrine d’Augustin sur la grâce », NRTh 118/8 (1988), p. 825-849.
Compte-rendu de la conférence donnée au Dorothy par Alban Massie (jésuite, diplômé en journalisme, philosophie et théologie, il enseigne au Centre Sèvres (Paris) et vit à Bruxelles où il dirige la Nouvelle revue théologique)le 13.01.2022.
Le mot de Confessions (livre rédigé entre 397 et 401) a été choisi par Augustin au pluriel : il signifie non seulement l’aveu des péchés mais aussi la louange de la gloire de Dieu et aboutit à la profession de la foi. Cet ouvrage écrit dans les premières années de l’épiscopat d’Augustin, 10 ans après son baptême à l’âge de 32 ans, se présente sous la forme apparente d’un dialogue avec Dieu, auquel s’adressera souvent en langage inspiré sinon « divin » – avec les mots poétiquement et liturgiquement consacrés des Psaumes.
Au début s’exprime la quête de l’homme :
« Tu nous as faits orientés vers toi, et notre cœur est sans repos jusqu’à ce qu’il commence à reposer en toi (« donec resquiescat in te ») (Conf. 1, 1).«
À la fin se fait entendre une prière après la contemplation de l’œuvre des six jours qui aboutit au sabbat, au repos de Dieu, invitation au repos du cœur :
« Seigneur Dieu donne-nous la paix tu nous as tout donné. Paix du repos. Paix du sabbat. Paix sans un soir. Ordre très beau de tout ce qui est très bon. Qui jusqu’au bout se dépassera. Et un matin et un soir s’y feront. Mais le septième jour n’a pas de soir et ne se couche jamais. Tu l’as fait saint pour qu’il dure toujours. Et après avoir tout fait très bon, et que tu as pourtant fait dans le repos, tu t’es reposé le septième jour. Pour nous dire d’avance par la voix de ton livre, qu’après tout ce que nous aurons fait de très bon, et parce que c’est toi qui nous l’as donné, nous aussi, au sabbat de la vie éternelle, nous nous reposerons en toi. Et tu te reposeras en nous comme tu travailles en nous. Ce sera ton repos par nous comme ce travail est à toi par nous. » (Conf. XIII, 51-52, trad. Boyer)
Entre les deux, un récit qui raconte les trois conversions d’Augustin. Conversion à la sagesse (après la lecture de Cicéron) ; conversion à la philosophie néo-platonicienne (à Milan) et conversion à Jésus Christ (Baptême). L’enjeu de cet ouvrage est d’édifier son lecteur :
« (L’autobiographie) n’est à ses yeux édifiante que dans la mesure où elle montre comment, la grâce aidant, et à la condition d’une réceptivité active à ses appels, l’homme peut sortir de la « région de dissemblance » et se tourner vers Dieu. La vie d’Augustin n’a d’exemplaire que les voies de sa conversion et ainsi les Confessions sont un protreptique (« discours pour exhorter ») chrétien fondé, non sur un discours d’édification philosophique ou spirituelle, mais sur des données autobiographiques. » (S. Lancel)
Il écrit ce texte après la mort de st Ambroise (396). Et jusqu’en 401. L’ouvrage se divise en deux parties sur treize livres. Du premier livre au dixième, il est question du « moi » et dans les trois autres livres, il s’agit des Écritures sacrées.
La première partie (I-IX) est narrative, homogène, autobiographique. Augustin fait une pause : au début du livre X et note l’effet – bénéfique – de ses Confessions sur ceux qui les lisent ou qui les entendent : elles remuent le cœur, elles l’empêchent de s’endormir dans le désespoir.
Très important est le livre III qui porte sur l’identification de la vérité à l’explication du monde. Cette perspective est explorée par le mythe des manichéens dont il fit partie pendant neuf ans, et Augustin montre que ce mythe s’oppose au récit biblique de la création de l’homme image de Dieu. L’évêque d’Hippone réfléchit ensuite sur les questions relatives au mal, à partir des contradictions de sa propre vie morale, qui furent apaisées dans le dualisme manichéen incompatible avec le libre arbitre. Cette présentation de son époque manichéenne est unifiée dans la critique biblique du jugement manichéen sur le comportement moral des patriarches de la Genèse.
L’évêque d’Hippone raconte que son entrée dans la secte manichéenne fut motivée par la déception quʼil éprouva à la lecture de la Bible après lʼélan ressenti au contact de lʼHortensius. Nʼayant pas trouvé le nom du Christ chez Cicéron, il se pencha sur les Écritures chrétiennes, dont les récits lui parurent alors, du fait de son orgueil, explique-t-il :
Les Ecritures étaient « indignes dʼentrer en comparaison avec la dignité cicéronienne » (Conf. 3, 5, 9)
Les manichéens, au contraire, lui offraient dʼentrer dans un système religieux où il trouverait des réponses immédiates aux questions intellectuelles et existentielles qui lʼhabitaient alors. Le manichéisme : « promesse dʼun christianisme spéculatif qui, tout en gardant lʼapparence du dogme, le dispensait de la foi et lui permettait de donner libre cours à sa raison » (A. Solignac, « Introduction », BA 13, p. 130).
Le livre IV présente plusieurs allusions à la question de l’amitié, thème fort dans la structure ecclésiale manichéenne. Le livre V évoque l’astronomie manichéenne, la rencontre avec l’évêque manichéen Faustus, l’amitié de Constantius, et prépare, avec l’épisode d’Elpidius (ami catholique réfutant les attaques des manichéens contre l’Ancien Testament), les livres VI et VII. Ceux-ci reprennent des questions du livre III relatives à l’Ancien Testament, au livre VI, sur Dieu et le mal, au livre VII. Enfin le livre VIII présente la question du libre arbitre et la biographie proprement dite aboutit au baptême et à la vie mystique nouvelle avec la fameuse extase partagée avec sa mère Monique (livre IX).
Dans la deuxième partie, des livres X à XIII, Augustin élargit son propos à la relecture de l’histoire humaine à l’aune de l’origine et de la fin :
X : la quête de Dieu. Confession de l’amour de Dieu et de l’ignorance morale permettent l’espérance de la Sagesse d’en haut, dans la médiation du Christ
XI : la tension de l’esprit vers l’avant conduit à confesser celui qui est sans avant, Dieu éternel (Que faisait Dieu avant la création du monde ?)
XII : les sens de l’Écriture : en elle se reflète l’existence humaine (le ciel et la terre)
XIII : la preuve qu’est l’Écriture pour donner le sens de la vie humaine (sens mystique de la création ; cf. interprétation de l’Hexaméron : les six jours de la création = les six âges, d’Adam à Noé, de Noé à Abraham, d’Abraham à David, de David à la transmigration à Babylone, de Babylone à l’avènement du Seigneur, de l’incarnation à la fin des temps.
Augustin termine avec une citation de l’évangile, Mt 7, 8, « frappez et on vous ouvrira » : non pas directe, non pas comme un ordre donné par le Seigneur extérieurement, mais comme une conviction de l’auteur qui fait suite au parcours de confessions et de conversions à l’agir et à la pensée de Dieu :
Et l’intelligence de tout cela, qui parmi les hommes pourra la donner à l’homme ? Quel ange à l’ange ? quel ange à l’homme ? Qu’on te demande à toi, que l’on recherche en toi, que l’on frappe chez toi. Ainsi, ainsi l’on recevra, ainsi l’on trouvera, ainsi la porte s’ouvrira (sic aperietur). (Conf. 13, 53).
Pourquoi raconter sa vie ? Non pour soi-même, non pour Dieu, mais pour ceux qui le liront :
« Il faut raconter sa vie de manière à inviter les autres à recevoir la vie qu’on a reçue soi-même » (En. Ps. 55, 14 : commentaire de « Seigneur, je t’ai fait connaître ma vie » Ps 55, 9 vulg., tr. dans la BJ : Tu as compté, toi, mes déboires, recueille mes larmes dans ton outre !). Exemple de Paul (1Tm 1, 13 : moi, naguère un blasphémateur, un persécuteur, un insulteur. Mais il m’a été fait miséricorde). C’est l’objet des Confessions : Vient un temps où, faute d’argent, il ne peut suivre les cours à Madaure (deux ans plus tard : liaison avec sa concubine, et naissance d’Adéodat en 372, qui mourra en 389).
Je raconte cela, mais à qui ? Ce n’est pas à toi, mon Dieu ; mais devant toi je le raconte à ma race, à la race humaine, si petite que puisse être la portion de ceux qui tomberont sur cet écrit. Et pourquoi cela ? Évidemment pour que moi et mon lecteur éventuel nous considérions de quelle profondeur il faut crier vers toi. Et quoi de plus proche que tes oreilles, pour un cœur qui le confesse et qui vit par la foi ? (Conf. 2, 5)
Il constate alors la justice donnée par Dieu dans la foi et la proximité de Dieu pour le pécheur : c’est l’objet des Confessions.
Le lecteur peut être surpris par la découverte d’une théorie de la mémoire exposée dans le livre XX : il faut, dit Augustin, aller chercher dans le palais de la mémoire et appeler les souvenirs pour que se présentent ceux qu’il désire :
En vérité, la femme qui avait perdu la drachme la chercha avec sa lampe (cf. Lc 15, 8), et, si elle ne l’avait pas eue en mémoire, elle ne l’eût pas retrouvée ; car, supposé qu’elle l’eut retrouvée, comment aurait-elle su que c’était bien elle, si elle ne l’avait pas eue en mémoire ? Il y a beaucoup d’objets perdus que je me souviens d’avoir cherchés et retrouvés ; aussi, je sais bien qu’au moment où je cherchais l’un d’entre eux et que l’on me disait : « C’est peut-être ceci ? C’est peut-être cela ? », je disais toujours : « Ce n’est pas ça », jusqu’à ce que l’on présentât ce que je cherchais. Si je ne l’avais pas eu en mémoire, quel que fût cet objet, même si on me l’avait présenté, je ne l’aurais pas trouvé, puisque je ne l’aurais pas reconnu. Il en est ainsi pour tout objet perdu que nous cherchons et retrouvons. Toutefois, s’il y a par hasard un objet que les yeux perdent de vue, non la mémoire, par exemple un corps visible quelconque, on retient intérieurement une image de lui et on le cherche jusqu’à ce qu’il soit rendu au regard. Quand on l’a retrouvé, c’est l’image intérieure qui le fait reconnaître. Nous ne disons pas que nous avons retrouvé ce qui était perdu, si nous ne le reconnaissons pas ; par ailleurs, nous ne pouvons reconnaître, sans nous souvenir. Cet objet était perdu, c’est vrai, pour les yeux ; la mémoire le retenait. (Conf. X, 18)
Voici le commentaire qu’en donne Rupnik du point de vue spirituel :
La mémoire est basée sur l’expérience. Cette dimension de l’intelligence fonde la connaissance dans l’expérience. Par l’expérience, la mémoire lie constamment l’intelligence à la vie et permet aussi que la réflexion, la spéculation, le raisonnement ne se séparent pas de la vie. … la mémoire agit sur deux registres. D’un côté, c’est une activité tout à fait humaine, parce qu’élaborée par notre intelligence sur la base de l’expérience ; de l’autre côté elle est ouverte au mystère infini auquel nous introduit la vie elle-même, à partir du moment où cette vie nous porte constamment à un seuil, à une limite, d’où elle nous parvient : la vie vient, elle nous visite, elle nous est donnée ; Même si en un certain sens, nous avons prise sur notre expérience de vie, en dernière analyse celle-ci nous échappe et il nous faut admettre l’impossibilité de la maîtriser. Et ce qui dans la vie ne peut être maîtrisé et qui nous porte à percevoir cette ouverture est exactement le mystère des libres relations, de l’amour, c’est-à-dire le mystère de l’autre. C’est en dernière instance le mystère de Dieu, le Seigneur de la vie. (Au regard de Dieu, L’examen de conscience, Fidélité, 2006)
Dieu se communique à nous dans la vie. Il y a alors en quelque sorte une mémoire habitée par Dieu, tant il est vrai que toute l’Écriture est une mémoire de Dieu dans l’histoire des hommes. Bien plus, la religion est en grande partie une mémoire de l’action de Dieu. Cette communication de Dieu, cette grâce de Dieu qui se donne, mû par son amour pour ses créatures, et cet accueil de sa communication, de son don, cette mémoire de ce rapport divino-humain, est précisément la Sagesse de Dieu.
Augustin lui-même récapitule l’histoire du salut en sa propre vie. L’abondant usage du langage des psaumes est une référence continue à l’histoire du peuple d’Israël qu’Augustin assume en son parcours personnel de conversion.
On a souvent fait remarquer qu’Augustin s’attribuait dans les Confessions la personnalité spirituelle de l’apôtre Paul, ce qui rendrait difficile l’identification historique des faits relatés. Indépendamment de la question de l’historicité des Confessions, on peut admettre que ce n’est pas seulement Paul qui sert de modèle de conversion, mais Israël comme personnalité typique et singulière, en tant que son alliance avec Dieu constitue une référence permanente à la confession de pénitence et de louange qu’engage Augustin dans son récit. Les exemples ne manquent pas de cette appropriation de l’histoire d’Israël, tout particulièrement aux moments clefs des Confessions.
Dans la scène du jardin préparatoire à celle de la conversion, la présence d’un figuier ne peut être fortuite. À l’instant où Augustin va faire la vérité sur sa vie en renonçant aux détours du vice et en s’élançant dans une vie nouvelle, il se reconnaît comme un nouveau Nathanaël, à qui Jésus dit : voilà un véritable Israélite sans détour. […] Je t’ai vu sous le figuier (Jn 1, 47-48)
Au sommet du récit de l’extase d’Ostie, Augustin abandonne le langage néoplatonicien pour souligner que son expérience spirituelle s’insère dans la tradition biblique : Monique et lui deviennent un Israël mystique, troupeau conduit sur les paturages psalmiques (cf. Ps 22, 1-3) : […] nous sommes arrivés à nos âmes, nous les avons dépassées pour atteindre la région de l’abondance inépuisable où tu repais Israël à jamais dans le paturage de la vérité.
Dans le prologue qui annonce l’exégèse du récit de la création, au livre XI, il est un nouveau Moïse qui demande que le Seigneur opère en lui la « circoncision » de l’humilité : « Circoncis toute témérité, tout mensonge, au-dedans et au-dehors, autour de mes lèvres. »
En bref, les Confessions montrent que la quête de l’homme est orientée par le désir de la rencontre avec Dieu, parce que Dieu lui-même va vers l’homme. On ne peut lire cet ouvrage sans y percevoir la présence de celui qu’Augustin a aimé si tard, le Verbe fait chair, qu’il a cherché dans sa recherche philosophique, qu’il a trouvé dans l’humilité de la foi chrétienne.