CYCLE CAPITALISME FINANCIER. Conférence 1 : Qu’appelle-t-on la financiarisation du capitalisme ? Mise en perspective historique

CYCLE CAPITALISME FINANCIER. Conférence 1 : Qu’appelle-t-on la financiarisation du capitalisme ? Mise en perspective historique

Le 10 février 2022.

Par Pierre-Louis CHOQUET, sociologue et économiste, membre du Dorothy.

Enregistrement audio de la conférence : https://anchor.fm/le-dorothy/episodes/Quappelle-t-on-la-financiarisation-du-capitalisme—Mise-en-perspective-historique-e1ehmvk

Essai de brève définition

Le capitalisme financiarisé désigne le régime économique dans lequel nous sommes rentrés collectivement depuis les années 1970. Il se caractérise par l’explosion du volume des actifs financiers, par leur circulation accélérée dans l’économie globale, qui reconfigure en profondeur les rapports de pouvoir.

1. Qu’est-ce qu’un « actif » ?

Un actif est une chose dont on essaie de déterminer la valeur d’échange (€) présente en fonction des flux de revenus futurs qu’elle pourrait générer si on la mettait au travail pour en capter les capacités génératives.

Imaginons par exemple que j’achète un appartement. Si cet achat n’a pour fin qu’une valeur d’usage (je vais habiter dedans), ce n’est pas un actif. Si au contraire je le loue sur AirBnb, c’est différent: je raisonne comme un investisseur. D’ailleurs, AirBnb a un impact sur les prix de l’immobilier, qui est justement de plus en plus considéré comme un actif. Admettons que les prix soient si élevés que je doive prendre un emprunt important, donc durable dans le temps. Je vais alors devoir me soumettre à un examen médical pour satisfaire aux exigences de la banque. Le certificat médical constituera donc un collatéral à l’actif que constitue pour la banque le prêt qu’elle m’accorde, une garantie que la promesse associée à celui-ci (générer 1 ou 2% d’intérêts) est bien « solide ». De façon sous-jacente, ceci implique que je suis moi-même considéré comme un actif, puisque ma capacité d’emprunt découle en définitive de ma capacité à travailler dans le futur pour honorer mon échéancier de remboursement. En définitive, pour la banque, l’actif dont elle dispose dans ses comptes n’est rien de plus qu’un contrat (le plus souvent dématérialisé) dont la force exécutoire dépend de la légitimation des valeurs financières et de la force du droit. Mais celui-ci n’est pas virtuel, dans le sens où sa mise en œuvre réorganise le monde, et structure des rapports de force.

Au niveau global, le capitalisme financiarisé se caractérise justement par cette prolifération de telles créances/dettes entre les acteurs. Mais comme celles-ci sont essentiellement des promesses, elles préemptent le futur. Et ceci explique l’impasse dans laquelle nous nous trouvons.

2. Les prémisses du capitalisme financiarisé (… – 1970s)

Les actifs financiers préexistent au capitalisme… Par exemple, les billets de banque, les lettres de change, les titres de dette sont depuis très longtemps utilisés comme des formes de monnaie dématérialisée (par opposition à la monnaie métal).

La révolution industrielle s’accompagne d’une consolidation de l’ordre juridique et financier, et sanctuarise de plus en plus la propriété privée, tout en contribuant à la transformer de fond en comble. En l’espace de moins d’un siècle, nous allons devenir non plus détenteur de choses, mais d’actifs (= de promesses à propos de choses, de droits de tirage). La propriété privée se « liquéfie », dans le sens où elle s’échange de façon bien plus commode.

Karl Marx, Les luttes des classes en France (1848) : l’aristocratie financière de la Monarchie de Juillet est définie comme la fraction dirigeante d’une « compagnie par actions fondée pour l’exploitation de la richesse nationale de la France. » Plus loin : « Le gouvernement provisoire voulait dépouiller la République de ce qu’elle avait d’anti-bourgeois. Il devait donc, en oremier lieu, tenter d’assurer la valeur d’échange de cette nouvelle forme d’État, d’établir son cours à la Bourse. Le crédit public se releva avec le prix courant auquel la Bourse estima la République. » L’État s’apparente à une société par actions, et la dette, « garrot d’or par lequel la bourgeoisie étrangle » le régime politique, permettrait d’avoir prise sur lui et de l’orienter.  

Ernst Freund, The legal nature of the corporation (1897) : « A shareholder of a railroad company has no direct right of property in the rolling stock, the roadbed, the station houses, etc. of the road; he cannot use the cars at his pleasure, he can give no orders to the employees, and if he performs acts of ownership, he is a trespasser. »

Plusieurs techniques juridiques se normalisent: émission plus régulière des obligations d’État (emprunts russes, par ex.), création des sociétés anonymes dont les parts peuvent être vendues lors de souscriptions publiques. Le problème du XIXème siècle est d’éviter les crapules, qui lancent des souscriptions et disparaissent avec l’argent dans la nature. Il s’agit alors de construire un ordre juridique efficace et coercitif, capable de protéger les petits épargnants (les actionnaires…) souhaitant placer leurs économies dans des actions. C’est aux États-Unis que la situation se normalise. Création du Dow Jones en 1884, émergence rapide de grands trusts financiers (Sugar Trust, General Electric, Carnegie Steel, etc.) dans le dernier quart du XIXème siècle. Les sociétés anonymes deviennent des machines à collecter l’épargne.

Karl Marx, Le Capital, l.3 (1867) : « La transformation de la production capitaliste sous l’influence des sociétés par actions exerce une influence dissolvante sur la production capitaliste elle-même. […] C’est la production privée sans le contrôle de la propriété privée. […] Ce résultat ultime du développement de la production capitaliste est un stade qui doit être atteint inévitablement pour que le capital puisse redevenir la propriété des producteurs, non plus la propriété privée de quelques producteurs isolés, mais la propriété sociale de tous les producteurs. »

La vieille ‘propriété-possession’ est solide: elle immobilise le propriétaire dans le paysage de sa chose. La nouvelle ‘propriété-sans-possession’ est liquide, transférable à volonté, et sa diffusion aboutit à une impersonnalisation massive des liens sociaux. En 1929, les 200 plus grandes entreprises U.S. détiennent plus d’un tiers de la richesse nationale. En Europe, l’architecture juridique-financière des marchés boursiers et obligataires se consolide dans l’entre-deux guerres, et est dopée par l’industrialisation accélérée qu’a induit l’effort de guerre.

Adolf Berle et Gardiner Means, The Modern Corporation and Private Property (1932) : « The rise of the modern corporation has brought a concentration of economic power which can compete on equal terms with the modern state – economic power versus political power, each strong in its own field. The state seeks in some aspects to regulate the corporation, while the corporation, steadily becoming more powerful, makes every effort to avoid such regulation… The future may see the economic organism, now typified by the corporation, not only on an equal plane with the state, but possibly even superseding it as the dominant form of social organization. »

3. Les débuts d’une nouvelle ère (1970s – …)

Après la crise de 1929, et plus encore après la SGM, ceux que l’on appelera plus tard les « néolibéraux » veulent refonder le libéralisme: dépolitiser l’économie, la construire comme autonome. Il faut mettre en place les conditions institutionnelles pour qu’émerge « l’ordre spontané des marchés ». Ce projet présuppose donc paradoxalement un fort interventionnisme étatique,  visant à développer une société hyper-concurrentielle sur la base d’une nouvelle anthropologie, « l’homme-entreprise ».

Au début des années 1970, une série d’événements vient précipiter l’avènement du capitalisme financiarisé. J’en repère trois : 1. le renversement de Pinochet par la CIA, qui permet de faire du Chili le laboratoire de cette nouvelle vision du monde privatisé (austérité budgétaire, gouvernement par la dette); 2. Nixon décide de la fin de l’indexation du dollar sur l’or, qui permet d’accroître la masse monétaire « à l’infini », et donc de multiplier les créances/dettes; 3. toujours aux U.S., l’Employee Retirement Income Security Act de 1974 autorise les investisseurs institutionnels à placer leurs liquidités sur les marchés d’action. Les actionnaires, qui avaient longtemps été d’« honnêtes petits épargnants », se transforment peu à peu en gigantesques mastodontes (fonds de pension de retraite, compagnies d’assurance et de ré-assurance, fonds souverains, etc.) qui impriment leur marque sur les modes de management. En Europe, les vagues successives de privatisation accélèrent ce processus.

La financiarisation est un nouveau régime d’accumulation dans lequel le profit se réalise plus par des canaux financiers que par la production et le commerce des marchandises. La croissance et la structuration des marchés permet de fluidifier les arbitrages: on va choisir d’équilibrer un portefeuille avec des actions des entreprises A, B, C, D, etc. en fonction de leur rendement financier, de leur pro/contra-cyclicité, dans l’indifférence aux valeurs d’usage produite. La « création de valeur actionnariale » devient un argument programmatique, mobilisé pour justifier un ensemble de stratégies de « disciplinarisation » (de l’organisation, via son analyse au prisme des catégories financières; de la main d’oeuvre, que l’on peut délocaliser; des différentes parties prenantes, avec qui l’on discutera, mais à l’intérieur de ce cadre; etc.).

Une nouvelle conception du « capital » se dessine : celui-ci désigne de plus en plus la capacité de projection de la firme, son aptitude à à recombiner sans cesse les facteurs de production (travail humain, machines et infrastructures,  environnement légal, ressources naturelles), de façon à recomposer constamment les espaces du marché à son avantage, pour y assurer son déploiement.C’est ainsi qu’il faut interpréter les valorisations très fortes de certaines entreprises (par., des GAFAM): si Amazon a pendant longtemps valu bien plus (plusieurs dizaine de milliards) que la valeur de ses biens matériels effectifs (entrepôts, stocks, etc.), c’est parce qu’on anticipait sa future position d’entreprise incontournable, c’est-à-dire capable de bénéficier d’une rente de situation (= monopole). L’action Amazon reflète, dans le présent, les résultats financiers futurs de l’enteprise. Acheter une action, c’est donc acquérir un droit de tirage sur d’éventuels futurs dividences, que l’entreprise commencera à verser lorsqu’elle aura enfin acquis sa position de monopole.

Journal de voyage AU Caire (III)

Journal de voyage AU Caire (III)

Nous vous proposons ici quelques références et coordonnées si cette lecture vous a donné envie de continuer cette lecture en vous rendant en Egypte ! Notre présentation suit l’ordre chronologique de notre voyage.

  • L’école « Cairo Institute for Liberal Arts and Studies » se trouve dans une maison ancienne du Caire fatimide, juste en face de la mosquée du sultan Hassan que vous pouvez apercevoir depuis la terrasse ! L’école propose un programme d’un an mais il est aussi possible de s’inscrire à un cours de façon ponctuelle (la plupart des enseignements sont en anglais). Vous pouvez vous tenir au courant des cours et de divers événements organisés sur la page Facebook de l’école.

http://www.ci-las.org

https://www.facebook.com/cilasian/

  • Le couvent dominicain, qui abrite l’Institut dominicain d’études orientales (IDEO) et une bibliothèque contenant un très important fond en islamologie, accueille pour des offices tous les jours. Quelques chambres peuvent également être louées dans la « maison des chercheurs » adjacente au couvent :

Contact : maison@ideo-cairo.org

  • Le monastère de Saint-Macaire, dans le désert de Scété, peut être visité pendant la journée (aller-retour possible dans la journée depuis Le Caire). On vous accueillera en arabe, anglais, français ou italien ! Il est également possible d’y déjeuner et d’y passer quelques jours pour une retraite.

https://www.stmacariusmonastery.org/fabout.htm

Contact : stmarkcare@gmail.com

  • Anafora est un lieu de retraite copte situé dans une ferme, à 1h30 du Caire, où vous pouvez passer quelques jours. La communauté a comme vocation l’accueil, l’éducation, le travail artisanal et le travail agricole.

https://anafora.org

Contact : anafora@anaforaegypt.com

  • L’iconographe Mina Malak, qui peint actuellement des icônes pour une église copte à Venise, propose ses icônes sur son site internet et peut également peindre une icône en fonction d’une demande particulière.

https://www.facebook.com/mina.malakiconography.7

  • L’école de calligraphie al Qalam, qui se situe sur le palier juste en face de CILAS, donne des cours de calligraphie et présente en permanence une exposition d’œuvres calligraphiques contemporaines.

https://al-qalm.co/asil/

***

Nous vous conseillons également les lectures et vidéos suivantes autour des lieux que nous avons visités et des personnes que nous avons rencontrées :

  • Plusieurs ouvrages de Matta el-Meskine ont été traduits en français :
  • « Conseils pour la prière », Editions Parole et silence ;
  • « La nouvelle création de l’homme », Éditions de Bellefontaine ;
  • « La communion d’amour », Editions de Bellefontaine ;
  • « L’expérience de Dieu dans la vie de prière », Editions de Bellefontaine ;
  • « Prière, Esprit Saint et Unité chrétienne », Editions de Bellefontaine ;
  • « Saint Antoine ascète selon l’Evangile », Editions de Bellefontaine.
  • Le documentaire « La lumière du désert » (2014, DCX) de Marc Jeanson est consacré à l’histoire du monastère de Saint Macaire et à la vie des moines aujourd’hui. Les « Entretiens avec le père Wadid », tournés par le même réalisateur, sont centrés sur la vitalité de la spiritualité des Pères du désert aujourd’hui. Les deux documentaires sont facilement visibles sur internet.
  • L’interview du Père Wadid, en français, par Thomas Wallut sur le site « Chrétiens orientaux » témoigne également de la vie spirituelle quotidienne au monastère de Saint Macaire :

https://www.chretiensorientaux.eu/copte-orthodoxe/316-un-temoignage-sur-le-monaschisme-oriental

  • Plusieurs ouvrages, textes et vidéos « accessibles » des Frères de l’Ideo autour de l’Islam et du dialogue interreligieux :
  • Une série de vidéos d’Adrien Candiard sur la chaîne YouTube des dominicains de Belgique autour de l’Islam et du dialogue interreligieux :

« Le dialogue interreligieux » : https://youtu.be/2cPLjHrS7L4

            « Pierre et Mohamed » : https://youtu.be/3ucXrf1i78k

  • « Comprendre l’islam ou plutôt : pourquoi on n’y comprend rien », Adrien Candiard, 2016, Flammarion
  • « Hospitality and mutuality in Egypt », Jean Druel

https://alkindi.ideo-cairo.org/append_pdf/iu6836.pdf/242596

  • « Je crois en Dieu !, moi non plus. Introduction aux principes du dialogue interreligieux », Jean Druel, 2017, Cerf
  • Le « Middle East and North Africa Prison Forum », initié par Mina Ibrahim en Egypte, Monika Borgmann et Lokman Slim au Liban , est consacré à une meilleure connaissance de la vie en prison dans toute la région, et à une lutte pour les droits des prisonniers.

Voici par exemple un article de Mina Ibrahim, que nous avons étudié pendant notre semaine, traitant de la lecture de la Bible par un prisonnier politique copte.

« Maspero Massacre, A Reading of Coptic Theology in Egyptian Prisons », Mina Ibrahim, 2021

https://www.menaprisonforum.org/blog_detail/21/

Journal de voyage au Caire (II)

Journal de voyage au Caire (II)

Nous vous proposons de continuer notre voyage avec quatre textes qui éclairent cette semaine sous un jour encore différent.

Le premier a été écrit par Marie-Nil, membre du Dorothy et initiatrice du voyage, qui raconte les enjeux autour de la préparation de cette semaine au Caire.

Le second, écrit par Farida, philosophe et enseignante à CILAS, nous raconte cette semaine vécue avec le groupe du groupe du Dorothy à travers la figure islamique de la « halaqa ».

Le troisième, écrit par Karim, fondateur de CILAS qui a accueilli une partie de notre groupe chez lui, nous raconte aussi cette semaine auprès du groupe du Dorothy, notamment la visite tous ensemble du monastère de Saint-Macaire.

Le dernier, écrit par Fady, jeune étudiant de confession copte qui s’intéresse beaucoup aux relations entre le christianisme et l’islam, et est notamment inspiré par la figure du Frère Georges Anawati, nous parle du « Need for dialogue ».

Marie-Nil

Intuitivement, je n’aime pas beaucoup les voyages organisés. Je crains leur lourdeur, peut-être leur artificialité. Et pourtant, cette semaine passée avec l’équipe du Dorothy et de jeunes Égyptiens engagés autour des questions religieuses et politiques m’a montré combien le voyage collectif, lorsqu’il est vécu de manière à la fois communautaire et ouverte, peut rendre possible des échanges que la rencontre individuelle, paradoxalement, ne permet pas toujours aussi directement. 

Au moment de me lancer dans la préparation de ce voyage, le printemps dernier, j’essayais de dire à mon ami Karim, le fondateur du Cairo Institute for Liberal Arts and Science (CILAS), ce que je voulais essayer que ce voyage soit et qu’il ne soit pas. Ma crainte était d’organiser une semaine strictement touristique, remplie d’exotisme – y compris spirituel ; la possibilité même de voyager dans un autre pays, en particulier un pays du Sud lorsqu’on est un Occidental, constituant à plusieurs égards un privilège qui peut parfois fausser l’esprit même du voyage. En même temps, il aurait été absurde et artificiel de ne pas nous rendre dans les lieux les plus « célèbres » de la capitale : les pyramides, le musée du Caire, Le vieux Caire, Le Caire fatimide, le Nil et ses felouques… Il m’a alors semblé intéressant de toujours visiter ces différents lieux – et d’autres plus atypiques, comme le Moqattam, le monastère de Saint-Macaire dans le Wadi Natroun, l’atelier du peintre d’icônes Mina Malak à Zeitoun – avec nos amis égyptiens, soit qu’ils nous introduisent dans des endroits qu’ils connaissaient bien, soit que nous découvrions ensemble des lieux qu’eux-mêmes ne connaissaient pas. 

Nous avons aussi consacré plusieurs moments de la semaine à des discussions autour de thèmes importants pour nous tous, même s’ils le sont de manières très différentes – l’articulation entre politique et religion étant presque inversée en Égypte et en France  même si la centralité de l’État est importante dans les deux cas. C’est ainsi qu’une soirée de discussion a été consacrée au concept français de « laïcité » et à sa configuration actuelle, sujet qui intéresse fortement les égyptiens. Une autre journée a été consacrée à la théologie de la libération dans plusieurs de ses déclinaisons, en contexte chrétien et islamique. Je crois que ces moments plus particulièrement consacrés à l’échange étaient en réalité vécus comme le prolongement de la longue et vive discussion qu’a été ce voyage, ce qui les rendait spontanés. 

Ma seconde préoccupation était financière. Les billets d’avion entre la France et l’Égypte étant assez élevés, il était important pour moi que le voyage reste accessible pour le plus grand nombre. Il était également important de rémunérer correctement les personnes qui travaillaient pour nous, et aussi de permettre à des Égyptiens, en voyageant avec nous, de découvrir des lieux dans lesquels ils ne seraient peut-être pas allés autrement. En somme, même s’il s’agissait d’une équation parfois un peu acrobatique à tenir, il me semblait important que ce voyage fasse voyager le plus grand nombre de personnes possibles – et pas seulement ceux qui en ont plus communément l’habitude.

Enfin, et je crois qu’il s’agissait d’un désir commun de beaucoup de participants au voyage, il me semblait important de nous confronter directement, y compris d’un point de vue spirituel, à la différence religieuse – qui peut être déroutante lorsqu’on s’y plonge sérieusement. La rencontre avec l’Église copte m’a semblé à cet égard aussi importante que celle avec l’Islam égyptien. La différence, lorsqu’elle touche le semblable, est peut-être encore plus frappante, déstabilisante. J’ai grandi entre les traditions chrétiennes orientales et occidentales, et je suis toujours frappée à la fois par la diversité, parfois conflictuelle, des chemins historiques et culturels que prend Dieu pour aller jusqu’à nous et par l’unité profonde de la vérité, qui s’exprime parfois précisément lorsqu’elle nous échappe. 

Se situer à la jonction de deux mondes qui ont partagé des siècles d’échanges mais aussi de divisions, dans le contexte plus large de la colonisation et du discours européen sur l’Islam et les « chrétiens d’Orient » – discours qui, en retour, modifie parfois la vision que les musulmans et les chrétiens égyptiens ont à la fois d’eux-mêmes et de l’Europe -, c’est souvent être au quotidien un équilibriste. C’est à dire, essayer, toujours, de bien mesurer qui est son interlocuteur pour trouver la bonne distance à lui, c’est à dire la distance respectueuse et féconde. Essayer aussi de toucher chez lui d’abord le point de rencontre et d’unité, ensuite seulement, une fois que la confiance est établie, le point de tension ou de différence – au risque, autrement, de rester superficiel et de ne pas toucher le cœur de ce point de tension et d’entrevoir alors, parfois, une façon de le dépasser. Essayer aussi d’accepter d’être déstabilisé sans juger – et sans pour autant jamais tomber dans le relativisme. Tout cela, que nous avons vécu pendant le voyage, demande beaucoup de travail et d’humilité mais, le long du chemin, quelque chose d’irremplaçable nous est dit et donné, je crois, sur ce qu’est la vérité et la façon dont elle se révèle à nous. 

Alors que nous vivons en France une période difficile – où les démarches de rencontres et d’enrichissement mutuel, dans la confiance, sont souvent perçues comme naïves voire dangereuses – je ressors renforcée de ce voyage en commun et suis profondément reconnaissante à tous ceux qui y ont participé et se sont rendus disponibles pour le vivre. J’espère pouvoir, à l’avenir, participer à l’organisation d’un « voyage retour » de nos amis égyptiens en France !

Farida 

Le savoir et la connaissance se transmettent dans la tradition islamique en cercles, que l’on nomme aussi “halaqa”. Des disciples assis avec leur maître s’enrichissent dans ces cercles. Leur savoir se solidifie par le partage, la circulation. C’est bien ce mot là qui résume ma rencontre avec le groupe du « Dorothy » pendant cette semaine. 

J’ai ainsi partagé avec eux une balade au sein du Caire Fatimide. Nous avons formé notre premier cercle dans une des mosquée les plus anciennes du Caire, Ibn Tulun. Assis ensemble entre ses arcades rougeâtres, j’ai découvert le groupe, la philosophie du café parisien du « Dorothy » et les jeunes esprits qui l’animent. Tous conduits par un désir de faire circuler des valeurs aujourd’hui souvent laissées de côté. J’ai senti que cette première halaqa s’était bien formée.

Toujours au Caire Fatimide, nous avons poursuivi notre chemin en formant de nouveaux cercles, en faisant circuler de nouvelles idées. Lors du second cercle, à la Mosquée al-Mouayyad, nous avons ainsi partagé une discussion profonde au sujet de l’histoire de la laïcité en France et de l’articulation entre politique et religion en Egypte aujourd’hui. Un décor opulent, de marbre et boiseries polychromes animait ce cercle politique. Le cercle de la mosquée Barque était ensuite plus mystique, accompagné par une discussion sur la beauté dans l’art islamique. A l’institution dominicain d’études orientales (IDEO), le soir, c’était le cercle du partage, de la mise en commun des expériences de croyants.

Puis, au Cairo Institute for Liberal Arst and Science (CILAS), d’autres cercles, cette fois-ci plus larges, se sont formés autour d’une matinée consacrée à la théologie de la libération. J’ai parlé d’Ali Shariati et de son approche de la théologie de la libération en Islam. J’ai alors ressenti la dynamique qu’apporte un cercle encore plus large. Il ne s’agissait plus en effet seulement de mettre en commun des expériences personnelles mais aussi des traditions. Le dernier cercle, au Jardin al-Horeyya – soit Jardin de la Libération-  est ensuite redevenu plus intime : c’était le cercle des amis. 

De retour à la maison, j’ai remarqué quelque chose d’étrange. Pendant cette semaine, il y a eu six hallaqa, six cercles. Et cela fait bien une rosace !

Karim

The month of Hathor of the year 1737 (November 2021) witnessed the arrival of a dozen or so curious Gaulois on the banks of the Nile. Eager to immerse themselves in food, custom and tradition, I had the honour of receiving four associates of the Christian-inspired and Paris-based collective Le Dorothy in our Giza family apartment. Without hesitation they expressed their gratitude in handing me a handful of saucissons and bars of chocolate as if to strike a pre-emptive bargain. From then on I bore witness to their ruffled morning looks and their hasty breakfast rituals only to welcome them back covered in specks of dust and glitter in their eyes. On the second day of their week-long visit I was fortunate to accompany my temporary housemates and their compatriots on a field visit to the birth place of the Eastern monastic tradition. I was in awe of the mural paintings, the iconography, the sound of the Coptic language and the resounding singing voices of Le Dorothy. The latter struck the chords of sacred activism and shook both my living and Saint Macarius’ buried bones.

Fady – The Need for Dialogue 

Spending a week with the Dorothy Association team was a great opportunity for me, particularly for learning and thinking about the relationship between politics and religion whether in Egypt or in France. I discovered from the group’s talks the complex relationship between laïcité and religion not only from a legal point of view but also from a practical perspective as well, especially how laïcité can be used beyond its legal meaning in order to suppress the voices of religious people in the political sphere. During this week, while attending the different talks about the political theology between Islam and Christianity, I asked myself: what is the relationship between politics and religion in Egypt and France? Although Egypt is a part of the Mediterranean culture, it has a different historical context in the relationship between the state and religion. In Egypt, religion is apparent in the public sphere, and the national constitution endorses Islam as the religion of the country. This is in contrast to France, where religion is banned in the public sphere, and the state does not have any religious identity. This difference led me to question the political situation in Egypt and the calls of the Dorothy Association to express themselves in the political sphere from religious starting point.

My questioning came out of the talk of Foucauld Giuliani (one of the founders of the Dorothy Association) given at CILAS (Cairo Institute of Liberal Arts), where he said “we need our voices to be heard”. Thinking critically about Giuliani’s statement, we find the necessity for dialogue in society, and that people must not have a prejudgment or stereotype about religious people. This problem that Giuliani sees in France is similar to the issue in Egypt, where people’s assumptions have made dialogue difficult between religious and non-religious groups. In the Egyptian case, this issue is particularly challenging between political liberal and political Islamists.

Compromising on these political problems requires that we make real “dialogue” and not just judge others with different points of view but to attempt to know them. However, hearing other people is not only a problem of the political situation in France or Egypt. This problem goes beyond any specific place or context. It is a problem for all human beings that we silence and restrain others. It is global problem, and we can see its echoes in the relationship between ethnic groups, whether majorities or minorities, and in the East or West. The lacking of real dialogue is a disease of our contemporary world. In correcting this problem, the German theologian “Johann Baptist Metz” said:

“We must forget ourselves in order to let the other person approach us. We must be able to open up to him, to let his distinctive personality unfold-even  though it often frightens us. We often keep the other person down, and only see what we want to see.”

I felt deeply the Dorothy team’s appreciation for making dialogue with others. This was very clear in their interactions with Egyptians, in their questions about the everyday life and history, where they approached the issue not from a judgmental starting point but from the perspective of trying to know the other. I remember when I went to the pyramids with the Dorothy team, after we entered the Pyramid of Khufu, Augustin (a member of the group) asked me “what is your impression when you see the pyramids?” In that moment, I had different feelings between the greatness of our history and our crisis as now we do not contribute in world civilization. When, I replied to him in a pessimistic way, he replied, “great, but hopefully Egypt can one day contribute to the world’s civilization as it did in the past.” Immediately, he took out his mobile and showed me paintings from inside the church of the Anaphora organization, which provides cultural and religious services related to the Coptic Church, and he enthusiastically said: “look Fady, this is a civilization as well, do not be pessimistic.” This was a very inspiring moment for me as the Dorothy team was not merely trying to know and understand the others but also to see the beauty in them.

CYCLE SAINT AUGUSTIN (3/3) : la cité de dieu

CYCLE SAINT AUGUSTIN (3/3) : la cité de dieu

Ne disposant pas du compte-rendu écrit de la conférence donnée le 27.01.2022 par la professeure Émilie Tardivel (Université Catholique de Paris, Revue Communio), nous vous proposons de visionner cette courte vidéo dans laquelle Jean-Marie Salamito (historien spécialiste du christianisme antique, Université de Paris-La Sorbonne) explique très clairement la signification du terme “cité de Dieu” chez Augustin.

Lien vers la vidéo : https://youtu.be/0cZhdlV04ss

Cette vidéo est mise en ligne par le Campus Protestant, plateforme pour éclairer les enjeux du monde d’aujourd’hui à la lumière du message de la Bible. Interviews, reportages, débats, questions de fonds… en vidéo et podcast sur YouTube et les réseaux sociaux.

CYCLE SAINT AUGUSTIN (3/3) : la cité de dieu

CYCLE SAINT AUGUSTIN (2/3) : que penser du concept de péché originel dont ou trouve les racines chez augustin ?

Compte-rendu de la conférence donnée par Frère Hugues Vermès (doctorant en théologie et frère prémontré) le 20.01.2022.

Saint Augustin d’Hippone est souvent présenté comme l’« inventeur » pessimiste du péché originel et accusé pour cela d’être à l’origine de tous les maux de la pensée religieuse occidentale. Comment et pourquoi ce Père de l’Église en est-il arrivé à énoncer sa conception du péché originel ? Quelle en est la pertinence spirituelle encore aujourd’hui ?

INTRODUCTION

Je suis heureux d’être parmi vous ce soir et de découvrir le Dorothy (dont j’avais beaucoup entendu parler en bien) mais suis quelque peu effrayé par le sujet par vous confié : « le péché originel » (et même « le concept de péché originel ») chez Augustin.

Vous êtes courageux d’être venus… car aujourd’hui, habituellement, l’expression fait figure de repoussoir :

  • le « péché originel » est souvent vu comme ce qu’il y a de pire dans la pensée chrétienne (occidentale faudrait-il préciser) : car derrière le péché originel, on comprend la culpabilisation, la dévalorisation de la sexualité, l’emprise du clergé (et tout ce qu’il y a de pire…) ; au point qu’on ne parle plus guère du péché originel ni dans la catéchèse, ni dans la prédication ;
  • le « péché originel » est souvent vu comme la pire « invention » d’Augustin, qui aurait créé ce concept monstrueux, non biblique, non conforme à la pensée de ses prédécesseurs ; souvent quand on dit qu’on étudie (voire qu’on fait une thèse sur saint Augustin), l’interlocuteur nous renvoie deux expressions qui suffisent à le reléguer : « péché originel » et « prédestination ».

Si cette réaction n’est pas la vôtre, deux citations pour prendre conscience de la difficile réception commune de la doctrine du péché originel : 

Texte n° 1 : P. Ricœur, « Le “péché originel” : étude de signification », dans Id.Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, 1969, p. 265-282 (ici p. 280) :

« On ne dira jamais assez le mal qu’a fait à la chrétienté l’interprétation littérale, il faudrait dire « historiciste » du mythe adamique ; elle l’a enfoncé dans la profession d’une histoire absurde et dans des spéculations pseudo-rationnelles sur la transmission quasi biologique d’une culpabilité quasi juridique de la faute d’un autre homme, repoussé dans la nuit des temps, quelque part entre le pithécanthrope et l’homme de Neandertal. »

Paul Ricœur résume bien en cette phrase toute les critiques : faute d’un autre homme, culpabilité juridique, transmise de manière biologique.

Texte n° 2 : Blaise Pascal, Pensées (Lafuma 131)

« Il est sans doute qu’il n’y a rien qui choque plus notre raison que de dire que le péché du premier homme ait rendu coupables ceux qui, étant si éloignés de cette source, semblent incapables d’y participer. Cet écoulement ne nous paraît pas seulement impossible, il nous semble même très injuste. Car qu’y-a-t-il de plus contraire aux règles de notre misérable justice que de damner éternellement un enfant incapable de volonté pour un péché où il paraît avoir si peu de part qu’il est commis six mille ans avant qu’il fût en être. Certainement rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine. Et cependant, sans ce mystère le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le nœud de notre condition prend ses replis et ses tours dans cet abîme. De sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère, que ce mystère n’est inconcevable à l’homme. »

C’est ce mystère qui nous éclaire que je vous propose d’aborder ce soir, en nous posant cette question : saint Augustin est-il vraiment l’inventeur de la doctrine du péché originel ? Se poser cette question :

  • c’est tout d’abord se demander ce qu’il y avait avant lui, ce qu’on disait antérieurement sur le péché d’Adam et ses conséquences (I) ;
  • c’est ensuite comprendre ce que lui-même a énoncé de nouveau, et examiner le développement de sa conception du PO (II) ;
  • c’est enfin, et surtout, comprendre pourquoi saint Augustin en arrive à nouvellement développer cette doctrine. Je ne vise en effet pas à défendre à tout prix saint Augustin, mais à dégager la cohérence de sa pensée, ses motifs, ce qui peut nous aider pour nous aussi penser le mal déjà là (III).

I.         Tradition pré-augustinienne sur le péché dans l’humanité[1]

            Reprenant la première distinction que nous avons posée, nous pouvons d’ores et déjà avancer (qu’au vue des connaissances patristiques actuelles) SA est bien l’inventeur de l’expression, de la formule « péché originel » ; on la retrouve pour la première fois dans l’A Simplicien (première œuvre littéraire d’Augustin en tant qu’évêque, datée de 396 – réponse à quelques questions posé par le prêtre Simplicien qui était un des mentors de NPSA à Milan, et qui succède à Ambroise en 397):

Illud est ex poena originalis peccati[2]

Ce premier usage appelle trois remarques :

  • ce premier usage de l’expression « peccatum originale » est situé dans un contexte (Simpl. 1, 1) de commentaire de Rm 7, 7-25, et plus précisément de Rm 7, 18 : « je sais que ce n’est pas le bien qui habite en moi, c’est-à-dire dans ma chair ».
  • ce premier usage de l’expression « peccatum originale » ne veut pas dire que toute la doctrine d’Augustin soit déjà fixée à ce moment-là, dès 397, car nous verrons qu’il y a une évolution.
  • ce premier usage de l’expression « peccatum originale » ne veut pas dire qu’auparavant, avant Augustin, les chrétiens n’ont pas pensé les conséquences du péché d’Adam sur l’humanité.

            La formule est donc d’Augustin, mais pour élaborer sa doctrine du péché originel, l’Hipponate va utiliser et organiser un certain nombre d’idées déjà bien présentes dans la tradition chrétienne. Parcourons à grands traits la tradition pré-augustinienne sur le péché de l’humanité (cf Sesboüé).

1.     Les Écritures

            Dans les Écritures, certes la terminologie du « péché originel » est absente, mais on retrouve cependant  bien l’idée d’une situation collectivement pécheresse de l’humanité (collectif et précédent).

Dans l’Ancien Testament, la récurrence congénitale du péché est souvent exprimée : par exemple en Jr 3,25 « nous avons péché envers le Seigneur notre Dieu, nous et nos pères, depuis notre jeunesse jusqu’à ce jour » (Jr 3,25) ; « Tout comme nos pères, nous avons péché, nous avons dévié, nous avons été coupables » (Ps 106,6).

Dans le Nouveau Testament, dans les Évangiles, saint Jean présente Jésus comme venant « ôter le péché du monde » (Jn 1, 29), sous-entendant davantage qu’une somme d’actes pécheurs, mais une situation fondamentale de péché qui s’oppose au Règne de Dieu.

Saint Paul rappelle avec force l’universalité du péché, en Rm 1-2. C’est bien Paul qui développé une histoire antithétique d’Adam et du Christ, rapportant au premier l’entrée du péché dans le monde (Rm 5, 12-14), même si on ne l’interprète pas comme NPSA ; Rm 7, 17 évoque un « péché qui habite en moi » ouvrant la porte à une conception du péché qui désigne plus qu’un acte, mais aussi une situation, une condition.

2.     Les Pères grecs

            Les Pères grecs n’emploient donc pas non plus le vocabulaire du « péché originel », mais insiste fréquemment sur une mortalité originelle venant du péché d’Adam, et il est important de voir que leur réflexion se base sur l’article du Symbole « Il s’est incarné pour notre salut » : c’est la réflexion sur le salut qui est le point de départ, comme ce le sera pour NPSA.

À titre d’exemple, on pourrait citer des homélies pascales du IIe qui ont ce thème du « péché antique » ; saint Irénée évoque cette mort héréditaire : « comme nous avions hérité de la mort par la naissance antérieure, nous héritions de la vie pas cette naissance-ci » (Contra haereses, V, 16, 2 ).

Commentant l’épître aux Romains, Origène aborde l’idée d’hérédité du châtiment par ces mots : « tous en effet ont été mis dans ce lieu d’humiliation, dans cette vallée de larmes, soit que tous les fils d’Adam aient été dans les reins de celui-ci, et aient été expulsés avec lui du paradis, soit que chacun de nous ait été bannis personnellement et ait reçu sa condamnation d’une manière qu’on ne saurait dire et que Dieu seul connaît » (Commentaire sur Romains, V, 4) ; c’est encore le châtiment qui passe à la descendance, et non le péché.

Plus proche de saint Augustin, saint Jean Chrysostome, commentant aussi Rm, répondra selon la tradition orientale, qu’il y a bien une solidarité dans le châtiment et la mort, mais non dans le péché proprement dit.

3.     Les Pères latins

            Chez les Pères latins, il faut citer l’influence majeure de Tertullien, dont la conception traducianiste (l’âme n’est pas créé pour chaque homme, mais transmise des parents aux enfants, et donc à partir du premier homme) favorise la compréhension d’une transmission d’une faute d’Adam ; Tertullien parle de « vicium originis – vice d’origine » (De anima, 41,1-2), ce qui dit plus que la mort, mais moins que le péché. 

Saint Cyprien de Carthage parle, quant à l’enfant à baptiser, du « virus mortel de l’antique contagion » (Correspondance, 64,5).

Au final, avec des vocabulaires variés à la suite des Écritures, les deux traditions orientale et occidentale considèrent que l’état global de l’humanité (avant le salut du Christ) est celui d’une mort, d’une condamnation, d’une corruption, d’une souillure (pas encore « péché ») hérités d’Adam, et qui semble atteindre le corps/la chair.

II.         Développement augustinien de la doctrine du péché originel[3]

1.     Évolution de la pensée de saint Augustin

            À partir de ces éléments de la tradition (en non ex nihilo !), saint Augustin va expliciter cet état collectif de l’humanité lié à Adam, à travers la notion de péché originel. Cette explication s’est bien-sûr faite comme toujours progressivement et en réponse aux contradictions :

  • d’abord manichéenne (qui considère le mal comme une substance externe) 
  • ensuite pélagienne (qui considère le mal comme le fruit de notre liberté, par imitation).

L’évolution de la pensée de NPSA est très discutée, mais je vous propose de retenir la proposition du Père Athanase Sage (nuancée par des recherches plus récentes[4]):

Texte n° 3 : A. Sage, « Péché originel. Naissance d’un dogme », RÉAug 13 (1967), p. 212

« Trois étapes scandent les progrès de saint Augustin.

 En la première qui court de 387 à 397, c’est-à-dire jusqu’à l’Ad Simplicianum, Augustin s’en tient à l’exposé traditionnel du péché d’origine : tout homme tient d’Adam une chair qui, condamnée à la mort, alourdit l’âme, et la voue, en dehors du secours du Christ, à l’éternelle réprobation que ses propres péchés lui méritent.

En la seconde étape, de 397 à 411, l’évêque d’Hippone se distance de ses prédécesseurs en se précisant mieux l’impact du péché d’origine : tout homme hérite de naissance la peine du péché d’Adam, non seulement en sa chair condamnée à mort, mais également en son âme qui, marquée des stigmates de la concupiscence, n’apparaît pas indemne de toute culpabilité.

En la troisième étape, dès 412-413, l’homme, est-il dit, contracte de naissance par voie de propagation et non d’imitation un péché proprement dit, lié à la peine qui affecte, à la suite de la prévarication de nos premiers parents, la nature transmissible de l’homme. Ce péché, qui s’intitule « péché originel », s’il n’est pas remis par la grâce du Christ, à lui seul suffit pour une condamnation à la mort éternelle. »

2.     De peccatorum meritis et remissione et de baptismo parvulorum ad Marcellinum libri tres (411-412)

            Vous avez ainsi l’essentiel du contenu de la doctrine du péché originel, qu’il nous faut déployer. Nous avons déjà évoqué l’Ad Simplicianum, qui est une première transition et je vous propose d’aborder maintenant une autre grande œuvre sur le thème, qui est à la transition de la 2e et 3e étape, le De peccatorum meritis et remissione. C’est dans cette œuvre que NPSA expose sa conception achevée du péché originel, l’expression correspondant à son contenu futur.

Cette œuvre, en latin De peccatorum meritis et remissione et de baptismo paruulorum ad Marcellinumqu’on traduit en français  Sur les mérites[5] et la rémission des péchés et le baptême des petits enfants à Marcellin, ou Salaire et pardon des péchés, est la première œuvre antipélagienne (datée de l’hiver 411-412), d’un ton encore peu polémique. Voici ce qu’en dit NPSA dans les Retractationes :

Texte n° 4 : Retractationes, 2, 33, BA 12, p. 509

« On m’envoya de Carthage leurs questions pour que je les réfute par écrit. Je composai donc trois livres intitulés Des mérites et de la rémission des péchés (De peccatorum meritis et remissione). Il y est surtout question du baptême des petits enfants à cause du péché originel et de la grâce qui nous justifie, c’est-à-dire fait de nous des justes, bien qu’en cette vie personne n’observe les commandements de la justice de manière à n’être plus obligé de dire, en priant pour ses propres péchés : « Pardonnez-nous nos péchés ». »

Cette notice fait allusion à des adversaires réfutés, il s’agit de Pélagiens ; pour résumer en quelques mots l’enseignement de Pélage qui commence alors à se diffuser (par Caelestius, venu et jugé par un commission d’évêques, en 411, à Carthage), on pourrait dire pour les pélagiens, le rapport de l’homme à Dieu est un rapport de création entre un Dieu juste et un homme libre. Dieu est juste, rétributeur, sa loi est accessible, il n’y a de péché qu’en cas d’acte de liberté personnelle. L’homme est libre, il peut ne pas pécher, et pèche par imitation. Pour Pélage, le baptême peut être donné aux enfants, non « pour la rémission des péchés », mais comme consécration au Christ.

Cette notice relève deux éléments importants : 

  • la question du baptême des petits-enfants et sa nécessité du fait du péché originel (et réciproquement l’argument de l’usage liturgique en faveur de l’existence du PO) ; c’est ce qui choque chez les pélagiens, c’est ce qui explique le titre « de baptismo parulorum » ;
  • la justification par la grâce et la situation de l’homme qui demeure marquée par le péché après le baptême (ce qu’Augustin qualifie de concupiscence) ; la encore un argument liturgique avec la demande du Pater (« pardonne-nous nos offenses »)

Nous n’allons par parcourir tout ce traité, mais je vous propose de relever, dans ce traité qui marque chez Augustin le début de l’énoncé de la doctrine finale sur le péché original, les principaux arguments mis en œuvre : argument scripturaire, argument liturgique, argument théologique.

a.     L’argument de l’Écriture

Dans le De peccatorum meritis et remissione, un verset est très discuté, il s’agit de Rm 5,12. Un petit point sur Rm 5, 12 et son interprétation par Augustin, car on charge cette dernière de tous les mots.

Dans ce tableau, vous voyez différentes versions de Rm 5, 12 :

Texte grec VulgateVetus latina (VL)VL (trad.)B. de Jérusalem
Διὰ τοῦτο ὥσπερ δι’ ἑνὸς ἀνθρώπου ἡ ἁμαρτία εἰς τὸν κόσμον εἰσῆλθενPropterea sicut per unum hominem in hunc mundum peccatum intrauitPropterea sicut per unum hominem peccatum intrauit in mundumDe même que par un seul homme, le péché est entré dans le mondeDe même que par un seul homme le péché est entré dans le monde,
καὶ διὰ τῆς ἁμαρτίας ὁ θάνατοςet per peccatum morset per peccatum morset par le péché la mortet par le péché la mort
καὶ οὕτως εἰς πάντας ἀνθρώπους ὁ θάνατοςδιῆλθενet ita in omnes homines morspertransiitet ita in omnes homines [X]pertransiitet ainsi IL (=le péché) est passé dans tous les hommeset qu’ainsi la mort a passé en tous les hommes
ἐφ’ ᾧ πάντες ἥμαρτονin quo omnes peccaveruntin quo omnes peccaveruntPAR CELUI en qui tous ont péchédu fait quetous ont péché 

Il faut remarquer deux différences entre la Vetus latina qu’utilise NPSA, et notre texte, qui correspond au texte grec et à la Vulgate : 

– la première différence est que le texte de NPSA ne porte pas le terme « mort » pour qualifier ce qui est passé ; c’est pourquoi il comprend que ce qui est passé ce n’est pas la mort mais le « péché ».

– la seconde différence vient de « ἐφ’ ᾧ », expression idomatique en grec avec un sens causal « du fait que » ; or NPSA qui lit « in quo », et comprend que son antécédent est soit le terme de « péché » qui précède immédiatement  ou soit « Adam » ; or comme le péché en grec étant féminin (hamartia) et ne correspond donc pas, il comprend que ce QUO renvoie à Adam.

Ces variantes entraînent deux interprétations différentes du verset. Dans la tradition grecque, ce verset signifie qu’Adam a ouvert la brèche, et qu’ainsi la mort est entré dans le monde ; cela se poursuit jusqu’à nous « du fait que tous ont péché », à travers nos péchés personnels qui permettent à la puissance du péché d’atteindre tous les hommes ; mais le lien entre le péché d’Adam et notre péché n’est pas plus explicité.

En revanche, pour Augustin, par la désobéissance d’Adam, le péché lui-même (et non seulement la mort) a atteint tous les hommes, puisque tous ont péché en Adam, considéré comme universel concret, en lequel tous sont mystérieusement inclus.

Cette variante du texte commenté par Augustin, et l’interprétation qu’il en fait, lui a depuis souvent été opposé. On a dit qu’il fondait toute sa doctrine du péché originelle sur une interprétation erronée d’un texte biblique corrompu ; et cela a semblé justifie le rejet de la proposition de saint Augustin. Néanmoins, il faut avoir en tête que les opposants pélagiens d’Augustin ont la même version que lui : ce n’est pas tant la version qui est en cause que son interprétation.

Ce verset de Rm 5, 12, ce n’est pas Augustin qui l’introduit, ce sont les pélagiens qui s’appuient dessus justement pour dire que le péché n’existe que par imitation et non par propagation : 

Texte n° 5 : De peccatorum meritis et remissione 1, 9, 9, BA 20/A, p. 84-87

« Quand à ce texte de l’Apôtre où il dit : « Par un seul homme le péché est entré dans le monde et par le péché la mort » (Rm 5, 12a), tu m’as fait savoir dans ta lettre qu’ils s’efforcent de détourner ce passage pour une autre interprétation ; mais en quoi consiste cette opinion, tu ne me l’as pas dit. Autant que je l’ai trouvé par d’autres, leur sentiment sur ce point est que cette mort qu’ils évoquent n’est pas celle du corps, qu’ils ne veulent pas qu’Adam ait méritée par le péché, mais celle de l’âme, qui se produit dans le péché même, et que ce péché est passé chez les autres hommes, non par voie de propagation, mais par imitation. C’est pourquoi ils refusent aussi d’admettre que chez les tout-petits est effacé par le baptême le péché originel (originale peccatum), qu’ils prétendent absolument inexistant chez les nouveau-nés. »

En outre, Augustin ne se base pas uniquement sur Rm 5, 12 mais montre que de nombreux passages de l’Écriture appuient sont interprétation : ainsi en pecc. mer. 1, 40-52, il dresse un recueil de témoignages scripturaire (testimonia) en particulier du NT en faveur (plusieurs dizaines, dans la traduction de VL !) : 

  • « Je ne suis pas venu appeler les justes mais les pécheurs » (Lc 5, 32)
  • « Le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui avait péri » (Lc 19, 10)
  • « Allez dans le monde entier prêcher l’évangile à toute créature. Qui aura cru et aura été baptisé sera sauvé ; mais celui qui n’aura pas cru sera condamné » (Mc 16, 15-16)
  • « Voici l’Agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde » (Jn 1, 29)
  • « Il n’y a pas de distinction, car tous ont péché et ont besoin de la gloire de Dieu » (Rm 3, 23)
  • « Nous savons que la loi est spirituelle, mais moi je suis charnel, vendu sous le péché. En effet, ce que je fais je l’ignore ; car je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais, mais si je fais ce que je ne veux pas, je suis en accord avec la loi parce qu’elle est bonne ; mais ce n’est pas moi qui fait le mal, mais le péché qui habite en moi. … Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera du corps de cette mort ? La grâce de Dieu par Jésus-Christ » (Rm 7, 14-25)
  • « Dieu a envoyé son Fils dans la ressemblance de la chair de péché, et, à partir du péché, il a condamné le péché dans la chair » (Rm 8, 3)
  • « Je vous ai transmis d’abord ce que moi aussi j’ai reçu, c’est-à-dire que le Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures » (1 Co 15, 3)
  • « À vous la grâce et la paix venant de Dieu le Père et du Seigneur Jésus-Christ, qui s’est donné lui-même pour nos péchés, pour nous enlever à ce siècle pervers » (Ga 1, 3-4)
  • « L’Écriture a tout enfermé sous le péché pour que la promesse fût donnée par la foi en Jésus-Christ à ceux qui croiraient » (Ga 3, 22)
  • « Alors que nous étions morts à cause des péchés, Dieu nous a fait revivre avec le Christ, par la grâce de qui nous avons été sauvés » (Eph 2, 5)
  • « Il n’y a qu’un seul Dieu et qu’un seul médiateur entre Dieu et les hommes, l’homme Jésus Christ, qui s’est donné pour la rédemption de tous » (1 Tm 2, 5-6)

+ citations des autres épitres, Ac, AT…

Pour Augustin, la conception du PO ne se fonde pas sur un verset (Rm 5, 12), mais sur un « amoncellement de témoignages », en particulier pauliniens.

b.     L’argument de la liturgie pratiquée par l’Église

Le deuxième argument majeur mis en avant dans Pec. mer. est l’argument liturgique : d’une part le baptême des enfants, d’autre part, la demande du Pater (« pardonne-nous nos offenses »).

Vous vous souvenez que le début dans la controverse avec les pélagiens et notamment été provoqué par les affirmations de Caelestius sur le rôle du baptême : non pour le pardon, la rémission des péchés, mais pour une consécration au Christ.

Pour Augustin, l’existence du baptême des petits-enfants[6], son déroulement, et le cas de la ruée des parents à l’église pour les enfants en danger de mort, atteste d’une condition pécheresse de tout humain dès la naissance.

Texte n° 6 : De peccatorum meritis et remissione 1, 26, 39, BA 20/A, p. 152-155

« Parce qu’ils admettent que les tout-petits doivent être baptisés, ceux qui ne peuvent s’opposer à l’autorité de l’Église universelle, transmise à coup sûr par le Seigneur et les apôtres, il convient qu’ils admettent que ces petits ont besoin de ces bienfaits du Médiateur, afin que, lavés par le sacrement et la charité des fidèles et devenus ainsi incorporés au corps du Christ qui est l’Église, ils soient réconciliés avec Dieu, de telle façon qu’en lui ils deviennent vivants, sauvés, libérés, rachetés, illuminés. Venant d’où sinon de la mort, des vices, de la culpabilité (reatu), de l’asservissement et des ténèbres des péchés ? Et, puisque, à leur âge, ils n’ont rien pu commettre de cela en leur vie personnelle, reste le péché originel (restat originale peccatum). »

Dans le livre 2 (sur ce qui reste après baptême), Augustin s’appuie sur l’argument du Notre Père, face aux pélagiens qui affirment qu’il est possible d’être sans péché dès cette vie.

Texte n° 7 : De peccatorum meritis et remissione 2, 4, 4, BA 20/A, p. 152-155

« C’est pour cela que le Seigneur, nous enseignant à prier, nous a, entre autres, appris à dire : « Remets-nous nos dettes comme nous aussi nous remettons à nos débiteurs. Et ne nous porte pas (ne nos inferas) à la tentation, mais délivre-nous du mal » (Mt 6, 12-13). […] Si donc nous avons cédé à ces désirs de concupiscence de la chair par un penchant illicite de notre volonté, nous disons pour en guérir « Remets-nous nos dettes » et recourons au remède tiré de l’œuvre de miséricorde en ce que nous a ajoutons : « comme nous aussi nous remettons à nos débiteurs ». Mais, afin de ne pas céder au mal, nous implorons ainsi son aide : « et ne nous porte pas (ne nos inferas) à la tentation » ou, selon certains manuscrits « et ne nous induis pas (ne nos inducas) en tentation » – non que Dieu tente qui que ce soit par une telle tentation, « car Dieu est tout sauf le tentateur du mal, et lui-même ne tente personne » (Jc 1, 13) – mais nous l’implorons pour que, si d’aventure nous commençons d’être tentés par notre concupiscence, nous ne soyons pas privés de son aide ; nous l’implorons pour que nous puissions vaincre en lui sans nous laisser séduire et détourner. Puis nous ajoutons ce qui sera pleinement réalisé à la fin des temps, quand ce qui est mortel sera absorbé par la vie : « mais délivre-nous du mal ». Alors en effet, il n’y aura plus nulle concupiscence que nous ayons ordre de combattre avec défense de lui céder. Voilà pourquoi tout cela peut être résumé dans cette triple demande de bienfaits : « Pardonne-nous ce en quoi nous nous sommes laissés entraîner par la concupiscence, aide-nous à n’être pas entraînés par la concupiscence, éloigne de nous la concupiscence ». Les dernières demandes du Notre Père, montre qu’en ce monde, l’homme demeure marqué par la concupiscence (inclination au mal sous toutes ses formes, cf 1 Jn 2, 16), et par ses chutes. »

c.     L’argument théologique central

            Aux yeux d’Augustin, son raisonnement théologique se fonde non pas sur un ou deux versets du Nouveau Testament, mais sur la Bible entière et sur toute la liturgie de l’Église. Et surtout, il ne se fonde pas tant sur le mal, que sur le salut en Christ : il y a un péché originel parce que le Christ est venu comme sauveur de tous les hommes sans exception ; tous sont pécheurs, et tous sont rachetés par la grâce du Christ. Tout le monde a besoin du salut du Christ, même les petits enfants, et comme ils n’ont commis aucun péché personnel, il reste un péché d’origine. 

Texte n° 8 : De peccatorum meritis et remissione 1, 28, 56, BA 20/A, p. 188-189

« Si on considère tous les témoignages divins que j’ai rappelés, soit en les discutant chacun un par un, soit en en rassemblant un certain nombre et même d’autres semblables que je n’ai pas rappelés, on ne découvre rien d’autre que ce que propose l’Église universelle, qui doit être vigilante envers toutes les nouveautés profanes : tout homme est séparé de Dieu, hormis celui qui est « réconcilié avec Dieu par le Christ médiateur » (1 Tm 2, 5). Et personne ne peut être séparé, sinon par les péchés qui effectuent cette séparation, donc ne peut être réconcilié que par le pardon des péchés dans la seule grâce du Sauveur très miséricordieux, par la seule victime offerte par le très véritable prêtre, et ainsi tous les fils de la femme qui a cru au serpent jusqu’à être corrompue par la concupiscence ne sont « libérés de ce corps de mort » (Rm 7, 24) que par le fils de la vierge qui a cru l’ange jusqu’à être fécondée sans concupiscence. »

Remettre en cause le péché originel, c’est pour lui remettre ne cause l’essentiel du message chrétien, la prédication apostolique, l’originalité de la foi chrétienne : tout homme a besoin de salut de Dieu en Jésus Christ.

Ce texte évoque à la fin le rapport entre génération et concupiscence, au sujet du cas du Christ, seul homme engendré sans concupiscence ; c’est l’ébauche de la présentation augustinienne la transmission sexuelle du PO. Synthétisons ce qu’est selon NPSA le PO.

3.     Doctrine augustinienne du péché originel

            Pour expliciter le contenu de la doctrine du péché originel, il peut être utile de distinguer le péché originant (ou péché d’Adam), le péché originé (ou péché hérité), et le lien entre les deux, la transmission(tradux peccati).

a.     Le péché originant : la faute d’Adam et ses conséquences personnelles[7]

Commençons par voir comment Augustin interprète la faute personnelle d’Adam, le premier péché ; vous imaginez bien que ce thème est omniprésent dans son œuvre, mais on le retrouve davantage étudié pour lui-même dans les commentaires qu’Augustin a écrit sur la Genèse (ou du moins de Gn 1-3), 5 commentaires :

  1. De Genesi contra Manicheos (388-389)
  2. De Genesi ad litteram liber imperfectus (composé en 393, abandonné en cours et retrouvé en 427)
  3. Confessiones 12-13 (397-401)
  4. De Genesi ad litteram (401-415)
  5. De Ciuitate Dei 11-14 (413-427)

Pour comprendre ce qu’est la chute d’Adam selon Augustin, commençons par l’arbre de la connaissance du bien et du mal : 

– dans le Gn. adu. Man., Augustin explique que « l’arbre de la connaissance du bien et du mal représente la situation médiane de l’âme et son intégrité ordonnée, car cet arbre est au milieu du  jardin » (2, 9, 12) ; dans la hiérarchie des êtres,  l’âme muable est au milieu, entre l’être le plus haut Dieu au-dessus et le corps en dessous. 

– dans Gn. litt., Augustin voit dans cet arbre un arbre corporel, dont le fruit n’est pas nocif : le mal ne vient pas du fruit (car toute création est bonne, contre manichéens) mais de la transgression du précepte et cette transgression fait apprendre à l’homme par expérience quelle différence entre le bien de l’obéissance et le mal de la désobéissance (8, 6, 12).

Le péché d’Adam est présenté par Augustin comme un péché d’orgueil, en citant souvent : « le commencement de tout péché est l’orgueil » (Si 10 15) :

– dans le Gn. adu. Man., le premier péché est caractérisé, comme le refus par l’âme de sa situation médiane qui consiste à être soumis à Dieu et à se soumettre le corps (2, 15, 22)

– dans Gn. litt., le premier péché est davantage présenté comme une manière de préférer sa volonté propre à la volonté divine.

– dans les deux cas, la nature du premier péché, c’est donc l’orgueil.

Le processus de la chute est analysé allégoriquement dans Gn. adu. Man : « lorsque nous succombons au péché, il ne se passe rien d’autre que ce qui s’est passé en ces trois personnages, le serpent, la femme et l’homme » (2, 14, 21) ; aux trois personnages, correspondent les trois étapes de la tentation :

  1. La tentation par le serpent représente la suggestion : par les sens corporels qui cherche à exciter le désir ;
  2. L’acceptation de la tentation par la femme représente la persuasion : lorsque le désir est excité (femme = partie instinctive de l’âme)
  3. La chute d’Adam représente le consentement : lorsque la raison (= l’homme) décide de faire ce à quoi le désir le pousse.

À chacune de ces étapes, l’homme peut résister par son LA.

Les conséquences de la chute pour Adam et Ève sont expliquées donc dans ces 2 commentaires, mais de façon sensiblement différente : 

– dans le Gn. adu. Man., l’interprétation allégorique le conduit en effet à souligner surtout les conséquences intérieures de la faute originelle ; la première conséquence du péché est l’hypocrisie et le mensonge ; la deuxième est « la difficulté qu’on éprouve désormais à trouver la vérité et à faire le bien » (p.38) : enfanter des bonnes actions dans la douleur (de même pour travail de la terre). 

– dans Gn. litt., l’interprétation littérale privilégie au contraire les incidences du premier péché sur le rapport de l’homme à son corps ; le corps animal d’Adam devient « corps de mort » (Rm 7, 23), après le péché : « ce qui signifie à la fois qu’il résiste à l’esprit – en particulier dans l’expérience de la concupiscence – et qu’il est désormais atteint par la maladie et la mort » (p. 39). 

Contrairement à d’autres Pères de l’Église (comme Grégoire de Nysse à la même époque), Augustin admet une union des sexes au paradis, la sexualité n’est pas dépréciée en soi ; mais après le péché, « leurs yeux s’ouvrirent » (Gn 3, 7) signifient qu’ils portent un nouveau regard sur le corps de l’autre, les yeux de la concupiscence, de la libido. Le propre de la libido est qu’elle échappe à la raison : « elle correspond à un désordre et est l’indice de la désobéissance du corps à l’âme qui découle  logiquement de la désobéissance de l’âme à Dieu » (p. 40).

b.     Le péché originé : peine et faute

Voyons maintenant ce qu’Augustin dit du péché originé, c’est-à-dire des conséquences du péché d’Adam sur tous les autres hommes.

Comme nous l’avons vu dans ces commentaires de la Genèse, comme nous l’avions vu dans Lib. arb., depuis la chute, la nature humaine est pour simplifier marquée par 3 conséquences, poenae peccati :

  • la mortalitas (mort et déficiences corporelle) ; « le corps avant le péché pouvait être appelé et mortel et immortel : mortel parce qu’il pouvait mourir, immortel parce qu’il pouvait ne pas mourir » (Gn. litt. 6, 25, 36), car aurait pu recevoir par grâce l’immortalité, alors qu’après la chute tous les hommes sont mortels.
  • l’ignorantia : difficulté à savoir le bien à faire ;
  • la difficultas, ou infirmitas, ou concupiscentia : difficulté à vouloir le bien.

C’est la condition malheureuse (miseria), conséquence du péché d’Adam. La particularité d’Augustin c’est de qualifier cet état de « péché », « péché originel », ce qu’auparavant on désignait par le mot « mort » ou « corruption » ; comment le comprendre ?

  • premièrement, souvenons-nous que pour Augustin, dès lib. arb., le péché est une notion complexe, analogique : le péché au sens propre (acte libre) et le péché au sens large (« ce qui suit du péché ») ;
  • deuxièmement cet état de péché est fortement lié à l’acte de péché, en amont (il en est laconséquence du péché) et en aval (il conduit au péché) ;
  • troisièmement, cet état de péché n’est pas exempt de tout caractère volontaire et il y a une connivence de l’homme avec cet état. L’homme est complice de l’état de péché dont il est victime, et selon la belle formule d’Augustin : « Tout homme est Adam à son tour, puisqu’il répète sa première révolte et que celle-ci entraîne les mêmes conséquences. Il apporte en naissant la misère d’Adam, mais il y ajoute par sa mauvaise vie » (En. in Ps. 132,10) ;
  • quatrièmement, Augustin attache à cet état une culpabilité (au sens juridique et non psychologique), une culpa  ou reatus (imputation), avec l’idée que si l’homme est puni, comme Dieu n’est pas injuste c’est que l’homme est responsable/coupable d’une certaine manière. C’est cette culpabilité qui est lavée par le baptême (alors que la poena demeure, devenant vincible).

c.     La transmission du péché

Enfin après avoir pensé, pour Adam, le péché originant comme orgueil qui entraîne la concupiscence, et pour nous, le péché originé comme tendance au péché, corruption qui vient du péché et entraîne au péché, NPSA cherche à comprendre le lien entre Adam et nous. Le but est d’aller au-delà de la simple imitation défendue par Pélage et de concevoir théologiquement une transmission (tradux peccati).

Augustin indique deux voies par lesquelles se « transmet » le péché originel, deux voies associées mais qu’on peut distinguer avec Aimé Solignac (qui relève 2 groupe de textes, le second devant majoritaire dans la polémique antipélagienne, surtout contre Julien d’Éclane)[8] :

  1. Schéma biologico-juridique :
  2. l’aspect juridique est l’inclusion de tous les hommes en Adam (suivant Rm 5, 12 : « in quo omnes peccauerunt » ;
  3. l’aspect biologique est l’action des semina, fondement réel de cette inclusion.
  4. à cette première explication se rattache le vocabulaire du « mal héréditaire », de la « contagio », de la « propagatio ».
  5. la nature humaine est biologiquement viciée depuis Adam, et la mal se transmet selon les lois de l’hérédité.
  6. à ce schème biologique se joint un schème juridique : tous les hommes (par le rôle des semences) sont présents dans les reins d’Adam, tous les hommes sont présents en Adam au moment où il pèche ; tous seront marqués par son péché :

Texte n° 9 : De ciuitate Dei 13, 14, BA 35, p. 282-285

« Auteur des natures et non des vices, Dieu a créé l’homme droit ; mais, volontairement dépravé et justement condamné, l’homme a engendré des fils dépravés et condamnés. Tous en effet, nous étions dans cet homme unique (omnes fuimus in illo uno), quand tous nous étions cet homme unique entraîné dans le péché par la femme formée de lui avant le péché. La forme en laquelle nous devions vivre chacun individuellement n’avait pas encore été créée ni répartie à chacun de nous ; mais déjà existait la nature séminale (natura seminalis) dont nous devions sortir ; et celle-ci étant corrompue par le péché, enchaînée dans les liens de la mort, justement condamnée, l’homme devait naître de l’homme dans une condition identique. Dès lors, du mauvais usage du libre arbitre est sortie cette série de calamités qui, par un enchaînement de malheurs, a conduit le genre humain dépravé dès l’origine et comme corrompu à sa racine, jusqu’au désastre de la seconde mort qui n’a pas de fin, à l’exception seulement de ceux qu’affranchit la grâce de Dieu. »

  1. Schéma psychologico-éthique :
  2. l’aspect psychologique est constitué par le mouvement de la concupiscence ;
  3. l’aspect éthique est constitué par le caractère désordonné de ce mouvement.
  4. Augustin remarque ici que la modalité même de l’acte de génération, après le péché, manifeste un dynamisme peccamineux : perte du contrôle de la raison sur l’esprit, de l’esprit sur le corps.
  5. Augustin appelle ce phénomène la libido, ou concupiscence de la chair (deux termes qui peuvent être pris en sens restreint sexuel ou plus large)

Texte n° 10 : De nuptiis et concupiscentia 1, 24, 27, BA 35, p. 282-285

« C’est à cause de cette concupiscence de la chair (carnis concupiscentia) qui, bien qu’elle ne soit plus chez les régénérés, imputée comme péché, n’atteint pourtant la nature que par le péché, c’est à cause de cette concupiscence de la chair en tant que fille du péché et même, si l’on consent en faveur d’actes honteux, en tant que mère de quantité de péchés, que tout enfant qui en naît se trouve lié par le péché originel (originali est obligata peccato), à moins qu’il ne renaisse en celui que la Vierge conçut sans cette concupiscence et qui, pour cette raison, lorsqu’il daigna naître dans la chair, fut seul à y naître sans péché. »

  • Pour Augustin cette explication a l’avantage d’expliquer la transmission du PO par des parents pourtant baptisés ; malgré leur baptême, l’acte de génération demeure marqué par la concupiscence charnelle et transmet donc le PO.

Entre le péché d’Adam et notre péché ici et maintenant, il y a aussi d’autres péchés : les péchés de ceux qui nous ont précédés, nos propres péchés antérieurs ; « Ce n’est pas en effet le seul péché d’Adam qui est la raison de la perversion morale et des malheurs de l’humanité, mais encore l’accumulation des fautes individuelles au cours de l’histoire [9]».

C’est certes au PO, mais aussi au péché actuel que s’applique la formule de la loi d’enchaînement du péché : « de peccato peccatum, et ad peccatum peccatum, propter peccatum – du péché vient le péché, au péché s’ajoute le péché, et tout cela en raison même du péché » (En. Ps. 57, 4). « Ainsi en quelque sorte, pour Augustin, tout péché est à sa manière un péché originel » ; « ainsi apparaît le caractère double du péché : à la fois personnel et transpersonnel. Personnel, il engage chaque destinée humaine en ce qu’elle a d’essentiel ; transpersonnel, il cherche à passer d’un individu à un autre[10] ».

Pour conclure sur cette rapide description de la doctrine classique du PO chez Augustin, je tiens à rappeler (même si c’est évident pour certains) que tout ce que saint Augustin dit du PO ne correspond pas au dogme catholique sur le PO !

  • La notion-même de « péché originel » est mentionnée dans une décision conciliaire dès 418, au concile de Carthage (concile local) :

Quiconque nie que les tout-petits doivent être baptisés, ou dit que c’est pour la rémission des péchés qu’on les baptise, mais qu’ils n’ont rien en eux du péché originel d’Adam que le bain de la régénération aurait à expier, ce qui a pour conséquence que pour eux la formule du baptême « en rémission des péchés » n’a pas un sens vrai mais faux, qu’il soit anathème (15e Concile de Carthage (418), Canon 2, DH 223)

  • Les deux premiers canons du concile d’Orange de 529, traitent aussi du PO :

Si quelqu’un affirme que la prévarication d’Adam n’a nui qu’à lui seul et non à sa descendance, ou s’il déclare que c’est seulement la mort corporelle, pleine du péché, et non le péché, mort de l’âme, qui par un seul homme a passé dans le genre humain, il attribue une injustice à Dieu en contredisant l’Apôtre qui dit : « Par un seul homme, le péché est entré dans le monde, et ainsi a passé en tous les hommes, tous ayant péché en lui » (2e Concile d’Orange (529), Canon 2, DH 372)

Ce qui est intéressant est que l’enseignement des conciles antiques reprend d’Augustin :

– la version de Rm 5, 12, sans plus expliciter l’interprétation.

– la notion de péché originel : pas que la mort, mais le péché qui est passé d’Adam en tout homme par prorogation de génération.

– mais ne reprend pas le fait que c’est la concupiscence charnelle qui le transmet.

            Aujourd’hui encore le Catéchisme de l’Église catholique a une même réception nuancée de la doctrine d’Augustin : 

416 Par son péché, Adam, en tant que premier homme, a perdu la sainteté et la justice originelles qu’il avait reçues de Dieu non seulement pour lui, mais pour tous les humains.

417 A leur descendance, Adam et Ève ont transmis la nature humaine blessée par leur premier péché, donc privée de la sainteté et la justice originelles. Cette privation est appelée ” péché originel “.

418 En conséquence du péché originel, la nature humaine est affaiblie dans ses forces, soumise à l’ignorance, à la souffrance et à la domination de la mort, et inclinée au péché (inclination appelée ” concupiscence “).

419 ” Nous tenons donc, avec le Concile de Trente, que le péché originel est transmis avec la nature humaine, ‘non par imitation, mais par propagation’, et qu’il est ainsi ‘propre à chacun’ ” (SPF 16).

III.         Motifs de la théorie augustinienne du péché originel

Après avoir exposé (I) ce qu’il y avait avant Augustin, puis avoir plus longuement présenté le développement par Augustin de sa doctrine du PO (II), j’aimerais dans un 3ème temps que nous nous demandions pourquoi ? Pourquoi Augustin a-t-il développé une telle théorie choquante pour nous ? Quels sont ses motifs (ce qui le meut) pour cela ?

Nous avons déjà évoqué certains motifs, mais reprenons-les.

1.     Motifs existentiels 

  • personnellement, marqué par le péché ; le péché dans le domaine de sexualité ;
  • collectivement aussi, par la situation malheureuse de l’humanité : guerre, famine…
  • marqué par le cas de la souffrance des innocents ; si Dieu est juste et bon, pourquoi les innocents souffrent-ils ?

2.     Motifs polémiques

  • contre manichéens : bonté de nature ; le péché, le mal n’est pas une nature.
  • contre pélagiens : insuffisance de nature blessée ; besoin du salut, incapacité de l’homme à se sauver par lui-même.

3.     « Les excès de l’intellectus fidei »[11]

Comme l’a brillamment montré Aimé Solignac, on peut aussi et surtout comprendre la conceptualisation de la doctrine du PO, dans ce qu’elle a de plus choquant pour nous (péché d’Adam et damnation de tous ; transmission du péché par la libido sexuelle), comme le fruit de l’effort intellectuel d’Augustin, d’un excès de son intellectus fidei.

Le principe de l’intellectus fidei, comprendre sa foi, est en lui-même fécond ; tout théologien et tout exégète en fait usage nécessairement. Mais parfois pour comprendre les dogmes à partir des données de l’Écriture, le théologien et l’exégète ont spontanément tendance à établir entre les textes des corrélations qui ne s’imposent pas, ou encore à tirer de ces textes des conclusions abusives (p. 825).

Concernant les conséquences du péché d’Adam et damnation de toute l’humanité, Solignac note qu’Augustin base son raisonnement sur la corrélation de deux passages de Rm qui ne semblent pas avoir la même problématique : d’une part Rm 9-11 sur le rejet des Juifs et l’élection des païens ; d’autre part Rm 5(tout comme 1 Co 15) sur la faute d’Adam et ses conséquences ;

Concernant la transmission du PO par la concupiscence charnelle, Solignac relève aussi des efforts de corrélation qui semblent dépasser la pensée paulinienne : « pour Augustin, la libido,ou concupiscence charnelle, est bien la cause de la transmission du péché d’AdamMais cette affirmation est le résultat d’un raisonnement théologique,qui dépasse les données de l’Écriture. L’argumentation prend sans doute dans l’Écriture les prémisses de ce raisonnement :

  • confusion d’Adam et Ève après la faute (Gn 3)
  • «loi du péché» qui règne dans l’homme (Rm 7);
  •  sa «logique» cependant, c’est-à-dire la liaison nécessaire entre concupiscence et transmission du péché, ne peut s’autoriser d’aucun texte scripturaire, pas même de Rm 7.Ici encore, on décèle une corrélation non justifiée entre plusieurs textes. La « systématisation » éclaire peut-être le problème de la transmission, mais elle ne saurait le résoudre.

4.     Aspect tragique du mal

Il me semble qu’on peut surtout voir dans l’énoncé de la doctrine augustinienne du PO une volonté de mettre des mots sur la dimension tragique du mal, le fait que je ne suis pas l’auteur de tout mal (même si le mal vient de la liberté). Comme le précise Paul Ricœur, dans le même article que celui cité en ouverture :

Texte n°11 : P. Ricœur, « Le “péché originel” : étude de signification », dans Id.Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, 1969, p. 265-282 (ici p. 280)

« Le « pseudo-concept » du péché originel révèle en même temps cet aspect mystérieux du mal, à savoir que si chacun de nous le commence, l’inaugure, chacun de nous aussi le trouve, le trouve déjà là, en lui, hors de lui, avant lui ; pour toute conscience qui s’éveille à la responsabilité, le mal est déjà là ; en reportant sur un ancêtre lointain l’origine du mal, le mythe découvre la situation de l’homme : cela a déjà eu lieu ; je ne commence pas le mal, je le continue, je suis impliqué dans le mal, la mal a un passé, il est son passé, il est sa propre tradition ; le mythe noue ainsi dans la figure d’un ancêtre du genre humain tous ces traits que nous avons énumérés tout à l’heure : réalité du péché antérieur à tout prise de conscience, dimension communautaire du péché irréductible à la responsabilité individuelle, impuissance du vouloirenveloppant toute faute actuelle. »

Cela rend compte de la dimension tragique du mal, selon une intéressante distinction ricoeurienne.

Texte n° 12 : P. Ricoeur, « Logique, éthique et tragique du mal chez saint Augustin », dans I. Bochet (dir.), Paul Ricoeur : mal et pardon, Paris, Éditions Facultés jésuites de Paris, 2013, p. 60.63.64

« Toute grande pensée sur le mal distribue de façon originale le moment logique, le moment éthique, le moment tragique. […] Dans une “logique” de l’être, le mal est néant.  Dans une “vision éthique”, le mal est perversion de la liberté.  Dans une “vision tragique”, le péché est originel. […] Faut-il ajouter : Dans une vision “esthétique”, il concourt à l’ordre ?  La doctrine augustinienne du péché originel cherche à rendre compte de cette dimension tragique du mal, du mal qui me précède, du mal qui m’excède : je ne suis pas la source de tout mal. »

            D’autres théologiens, préférerons d’autres expressions « équivalentes »

  • « co-détermination par le péché d’autrui » (Karl Rahner)
  • « structure de péché » (Jean-Paul II)

Conclusion

            Pour revenir à la question initiale, « saint Augustin a-t-il inventé le péché originel ? », on peut donc répondre affirmativement :

OUI, Augustin a inventé, au sens de CRÉER, l’expression de « peccatum originale », qu’on ne retrouve pas auparavant, et qui sera reçu par l’Église dès 418 (concile de Carthage)

OUI, Augustin a « inventé » la doctrine du péché originel, au sens propre d’inventer comme TROUVER. Il a trouvé les sources de cette doctrine dans : 

– l’Écriture, 

– dans la tradition des Pères qui l’ont précédé, 

– dans la liturgie de l’Église (le baptême de petits enfants « pour la rémission des péchés), 

– dans sa propre expérience (sa propre concupiscence sexuelle, et des malheurs des innocents).

Ce qu’il avait ainsi trouvé, il l’a retravaillé, selon ce qui caractérise de façon générale sa spiritualité, sa théologie, selon Goulven Madec : 

– la communauté : dans le péché originel se dévoile notre commune condition pécheresse, qui nous précède.

– l’intériorité : si contre les pélagiens, il souligne que nos péchés ne sont pas qu’imitation, mais le fruit d’une hérédité qui renvoie à l’extériorité, contre les manichéens, il souligne aussi que le péché est le fruit d’une liberté humaine qui renvoie à l’intériorité de l’homme. Il atteint ma liberté intérieur ; « le péché qui habite en moi » dit Paul.

– enfin et surtout la primauté de la grâce : tout ce que NPSA dit du péché originel ne sert qu’à manifester le don gratuit de Dieu, qui par sa mort et sa résurrection, à laquelle nous participons par le baptême, nous libère du péché originel, de la rupture foncière d’avec Dieu ; don gratuit de Dieu qui continue jour après jour de nous libérer de la concupiscence dont nous restons marqués. C’est ainsi qu’on peut comprendre que « là où le péché a abondé, la grâce a surabondé » (Rm 5, 20)


[1]. P. F. Beatrice, Tradux peccati. Alle fonti della dottrina agostiniana del peccato originale, Milano, Vita et Pensiero, 1978 ; G. Bonner, « Les origines africaines de la doctrine augustinienne sur la chute et le péché originel », Augustinus 12 (1967), p. 96-116 ; F. Chapot, « Le péché d’origine dans la première littérature latine chrétienne. La réflexion de Tertullien », dans M. Mazoyer et P. Mirault (dir.), Le péché originel, Paris, F.-X. De Guibert, 2008, p. 69-77 ; A.-M. Dubarle, Le péché originel dans l’Écriture, Paris, Cerf, 1958 ; A. Dupont, « Original Sin in Tertullian and Cyprian : Conceptual Presence and Pre-Augustinian Content ? », RÉAug 63 (2017), p. 1-29 ; H. Rondet, Le péché originel dans la tradition patristique et théologique, Paris, Fayard, 1967 ; B. Sesboüé, Histoire de dogmes. 2, Paris, Desclée, 1995, p. 149-212.

[2]Ad Simplicianum 1, 1, 10, BA 10, p. 424-425.

[3]. G. Bonner,  (« Adam », AL 1, c. 63-87) et de M. Lamberigts sur ses conséquences pour la descendance d’Adam (« Peccatum originale », AL 4, c. 599-615). J. Couenhoven, « St. Augustine’s Doctrine of Original Sin », AugStud 36 (2005), p. 359-396, ainsi que les articles anciens mais très suggestifs de J. Clémence, « Saint Augustin et le péché originel », NRTh 70 (1948), p. 727-754, et d’A. Solignac, « La condition de l’homme pécheur d’après saint Augustin », NRTh 78 (1956), p. 359-387. N. Cipriani, « La dottrina del peccato originale negli scritti di S. Agostino fino all’Ad Simplicianum », dans L. Alici, R. Piccolomini et A. Pieretti (dir.), Il mistero del male et la libertà possibile (IV). Ripensare agostino, Studia Ephemeridis Augustinianum 45, Roma, Institutum Patristicum Augustinianum, 1997, p. 23-48 ; A. Sage, « Péché originel. Naissance d’un dogme », RÉAug 13 (1967), p. 211-248 ; Id., « Le péché originel dans la pensée d’Augustin, de 412 à 430 », RÉAug 15 (1969), p. 75-112.

[4]. C. Harrison, Rethinking Augustine’s Early Theology, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 185-188.

[5]. « Le meritum est la punition du péché originel par la mort physique, le pluriel peccata est expliqué dans l’ouvrage par la confession de foi d’une double culpabilité devant Dieu : la conscience de ses propres péchés personnels et celle d’une culpabilité générale de l’humanité depuis ses premiers pas, à savoir l’expérience du péché originel » (B. Delaroche, « Peccatorum meritis (De-) », AL 4, c. 575).

[6]. Voir B. Delaroche, NC 16, BA 20/A, p. 450-451 : dès le milieu du 2ème siècle, cette pratique apparaît répandue (voir Irénée, AH 2, 24, 4 ; Hippolyte, Trad. apost. 21, 4), notamment en Afrique du Nord ; voir P.-T. Camelot, « Le baptême des petits-enfants dans l’Église des premiers siècles », LMD 88 (1966), p. 23-42.

[7]. I. Bochet, « Lectures augustiniennes de Gn 3. Le péché d’Adam et ses conséquences », dans B. Bourgine, J. Famerée et P. Scolas (dir.), L’invention chrétienne du péché, Paris, Cerf, 2008, p. 31-45.

[8]. Voir A. Solignac, « La condition de l’homme pécheur d’après saint Augustin », NRTh 78 (1956), p. 378ss.

[9]. A. Solignac, « La condition de l’homme pécheur d’après saint Augustin », p. 381.

[10]. A. Solignac, « La condition de l’homme pécheur d’après saint Augustin », p. 384.

[11]. A. Solignac, « Les excès de l’intellectus fidei dans la doctrine d’Augustin sur la grâce », NRTh 118/8 (1988), p. 825-849.