cycle saint augustin (1/3) : les confessions

cycle saint augustin (1/3) : les confessions

Compte-rendu de la conférence donnée au Dorothy par Alban Massie (jésuite, diplômé en journalisme, philosophie et théologie, il enseigne au Centre Sèvres (Paris) et vit à Bruxelles où il dirige la Nouvelle revue théologique) le 13.01.2022.

Le mot de Confessions (livre rédigé entre 397 et 401) a été choisi par Augustin au pluriel : il signifie non seulement l’aveu des péchés mais aussi la louange de la gloire de Dieu et aboutit à la profession de la foi. Cet ouvrage écrit dans les premières années de l’épiscopat d’Augustin, 10 ans après son baptême à l’âge de 32 ans, se présente sous la forme apparente d’un dialogue avec Dieu, auquel s’adressera souvent en langage inspiré sinon « divin » – avec les mots poétiquement et liturgiquement consacrés des Psaumes.

Au début s’exprime la quête de l’homme : 

Tu nous as faits orientés vers toi, et notre cœur est sans repos jusqu’à ce qu’il commence à reposer en toi (« donec resquiescat in te ») (Conf. 1, 1).

À la fin se fait entendre une prière après la contemplation de l’œuvre des six jours qui aboutit au sabbat, au repos de Dieu, invitation au repos du cœur : 

Seigneur Dieu donne-nous la paix tu nous as tout donné. Paix du repos. Paix du sabbat. Paix sans un soir. Ordre très beau de tout ce qui est très bon. Qui jusqu’au bout se dépassera. Et un matin et un soir s’y feront. Mais le septième jour n’a pas de soir et ne se couche jamais. Tu l’as fait saint pour qu’il dure toujours. Et après avoir tout fait très bon, et que tu as pourtant fait dans le repos, tu t’es reposé le septième jour. Pour nous dire d’avance par la voix de ton livre, qu’après tout ce que nous aurons fait de très bon, et parce que c’est toi qui nous l’as donné, nous aussi, au sabbat de la vie éternelle, nous nous reposerons en toi. Et tu te reposeras en nous comme tu travailles en nous. Ce sera ton repos par nous comme ce travail est à toi par nous.” (Conf. XIII, 51-52, trad. Boyer)

Entre les deux, un récit qui raconte les trois conversions d’Augustin. Conversion à la sagesse (après la lecture de Cicéron) ; conversion à la philosophie néo-platonicienne (à Milan) et conversion à Jésus Christ (Baptême). L’enjeu de cet ouvrage est d’édifier son lecteur :  

(L’autobiographie) n’est à ses yeux édifiante que dans la mesure où elle montre comment, la grâce aidant, et à la condition d’une réceptivité active à ses appels, l’homme peut sortir de la « région de dissemblance » et se tourner vers Dieu. La vie d’Augustin n’a d’exemplaire que les voies de sa conversion et ainsi les Confessions sont un protreptique (« discours pour exhorter ») chrétien fondé, non sur un discours d’édification philosophique ou spirituelle, mais sur des données autobiographiques.” (S. Lancel)

Il écrit ce texte après la mort de st Ambroise (396). Et jusqu’en 401. L’ouvrage se divise en deux parties sur treize livres. Du premier livre au dixième, il est question du “moi” et dans les trois autres livres, il s’agit des Écritures sacrées.

La première partie (I-IX) est narrative, homogène, autobiographique. Augustin fait une pause : au début du livre X et note l’effet – bénéfique – de ses Confessions sur ceux qui les lisent ou qui les entendent : elles remuent le cœur, elles l’empêchent de s’endormir dans le désespoir.

Très important est le livre III qui porte sur l’identification de la vérité à l’explication du monde. Cette perspective est explorée par le mythe des manichéens dont il fit partie pendant neuf ans, et Augustin montre que ce mythe s’oppose au récit biblique de la création de l’homme image de Dieu. L’évêque d’Hippone réfléchit ensuite sur les questions relatives au mal, à partir des contradictions de sa propre vie morale, qui furent apaisées dans le dualisme manichéen incompatible avec le libre arbitre. Cette présentation de son époque manichéenne est unifiée dans la critique biblique du jugement manichéen sur le comportement moral des patriarches de la Genèse. 

L’évêque d’Hippone raconte que son entrée dans la secte manichéenne fut motivée par la déception quʼil éprouva à la lecture de la Bible après lʼélan ressenti au contact de lʼHortensius. Nʼayant pas trouvé le nom du Christ chez Cicéron, il se pencha sur les Écritures chrétiennes, dont les récits lui parurent alors, du fait de son orgueil, explique-t-il :

Les Ecritures étaient « indignes dʼentrer en comparaison avec la dignité cicéronienne » (Conf. 3, 5, 9)

Les manichéens, au contraire, lui offraient dʼentrer dans un système religieux où il trouverait des réponses immédiates aux questions intellectuelles et existentielles qui lʼhabitaient alors. Le manichéisme : « promesse dʼun christianisme spéculatif qui, tout en gardant lʼapparence du dogme, le dispensait de la foi et lui permettait de donner libre cours à sa raison » (A. Solignac, « Introduction », BA 13, p. 130). 

Le livre IV présente plusieurs allusions à la question de l’amitié, thème fort dans la structure ecclésiale manichéenne. Le livre V évoque l’astronomie manichéenne, la rencontre avec l’évêque manichéen Faustus, l’amitié de Constantius, et prépare, avec l’épisode d’Elpidius (ami catholique réfutant les attaques des manichéens contre l’Ancien Testament), les livres VI et VII. Ceux-ci reprennent des questions du livre III relatives à l’Ancien Testament, au livre VI, sur Dieu et le mal, au livre VII. Enfin le livre VIII présente la question du libre arbitre et la biographie proprement dite aboutit au baptême et à la vie mystique nouvelle avec la fameuse extase partagée avec sa mère Monique (livre IX).

Dans la deuxième partie, des livres X à XIII, Augustin élargit son propos à la relecture de l’histoire humaine à l’aune de l’origine et de la fin : 

X : la quête de Dieu. Confession de l’amour de Dieu et de l’ignorance morale permettent l’espérance de la Sagesse d’en haut, dans la médiation du Christ

XI : la tension de l’esprit vers l’avant conduit à confesser celui qui est sans avant, Dieu éternel (Que faisait Dieu avant la création du monde ?) 

XII : les sens de l’Écriture : en elle se reflète l’existence humaine (le ciel et la terre)

XIII : la preuve qu’est l’Écriture pour donner le sens de la vie humaine (sens mystique de la création ; cf. interprétation de l’Hexaméron : les six jours de la création = les six âges, d’Adam à Noé, de Noé à Abraham, d’Abraham à David, de David à la transmigration à Babylone, de Babylone à l’avènement du Seigneur, de l’incarnation à la fin des temps. 

Augustin termine avec une citation de l’évangile, Mt 7, 8, « frappez et on vous ouvrira » : non pas directe, non pas comme un ordre donné par le Seigneur extérieurement, mais comme une conviction de l’auteur qui fait suite au parcours de confessions et de conversions à l’agir et à la pensée de Dieu : 

Et l’intelligence de tout cela, qui parmi les hommes pourra la donner à l’homme ? Quel ange à l’ange ? quel ange à l’homme ? Qu’on te demande à toi, que l’on recherche en toi, que l’on frappe chez toi. Ainsi, ainsi l’on recevra, ainsi l’on trouvera, ainsi la porte s’ouvrira (sic aperietur). (Conf. 13, 53).

Pourquoi raconter sa vie ? Non pour soi-même, non pour Dieu, mais pour ceux qui le liront :

« Il faut raconter sa vie de manière à inviter les autres à recevoir la vie qu’on a reçue soi-même » (En. Ps. 55, 14 : commentaire de « Seigneur, je t’ai fait connaître ma vie » Ps 55, 9 vulg., tr. dans la BJ : Tu as compté, toi, mes déboires, recueille mes larmes dans ton outre !). Exemple de Paul (1Tm 1, 13 : moi, naguère un blasphémateur, un persécuteur, un insulteur. Mais il m’a été fait miséricorde). C’est l’objet des Confessions : Vient un temps où, faute d’argent, il ne peut suivre les cours à Madaure (deux ans plus tard : liaison avec sa concubine, et naissance d’Adéodat en 372, qui mourra en 389).

Je raconte cela, mais à qui ? Ce n’est pas à toi, mon Dieu ; mais devant toi je le raconte à ma race, à la race humaine, si petite que puisse être la portion de ceux qui tomberont sur cet écrit. Et pourquoi cela ? Évidemment pour que moi et mon lecteur éventuel nous considérions de quelle profondeur il faut crier vers toi. Et quoi de plus proche que tes oreilles, pour un cœur qui le confesse et qui vit par la foi ?   (Conf. 2, 5)

Il constate alors la justice donnée par Dieu dans la foi et la proximité de Dieu pour le pécheur : c’est l’objet des Confessions.

Le lecteur peut être surpris par la découverte d’une théorie de la mémoire exposée dans le livre XX : il faut, dit Augustin, aller chercher dans le palais de la mémoire et appeler les souvenirs pour que se présentent ceux qu’il désire :

En vérité, la femme qui avait perdu la drachme la chercha avec sa lampe (cf. Lc 15, 8), et, si elle ne l’avait pas eue en mémoire, elle ne l’eût pas retrouvée ; car, supposé qu’elle l’eut retrouvée, comment aurait-elle su que c’était bien elle, si elle ne l’avait pas eue en mémoire ? Il y a beaucoup d’objets perdus que je me souviens d’avoir cherchés et retrouvés ; aussi, je sais bien qu’au moment où je cherchais l’un d’entre eux et que l’on me disait : « C’est peut-être ceci ? C’est peut-être cela ? », je disais toujours : « Ce n’est pas ça », jusqu’à ce que l’on présentât ce que je cherchais. Si je ne l’avais pas eu en mémoire, quel que fût cet objet, même si on me l’avait présenté, je ne l’aurais pas trouvé, puisque je ne l’aurais pas reconnu. Il en est ainsi pour tout objet perdu que nous cherchons et retrouvons. Toutefois, s’il y a par hasard un objet que les yeux perdent de vue, non la mémoire, par exemple un corps visible quelconque, on retient intérieurement une image de lui et on le cherche jusqu’à ce qu’il soit rendu au regard. Quand on l’a retrouvé, c’est l’image intérieure qui le fait reconnaître. Nous ne disons pas que nous avons retrouvé ce qui était perdu, si nous ne le reconnaissons pas ; par ailleurs, nous ne pouvons reconnaître, sans nous souvenir. Cet objet était perdu, c’est vrai, pour les yeux ; la mémoire le retenait.  (Conf. X, 18)

Voici le commentaire qu’en donne Rupnik du point de vue spirituel : 

La mémoire est basée sur l’expérience. Cette dimension de l’intelligence fonde la connaissance dans l’expérience. Par l’expérience, la mémoire lie constamment l’intelligence à la vie et permet aussi que la réflexion, la spéculation, le raisonnement ne se séparent pas de la vie. … la mémoire agit sur deux registres. D’un côté, c’est une activité tout à fait humaine, parce qu’élaborée par notre intelligence sur la base de l’expérience ; de l’autre côté elle est ouverte au mystère infini auquel nous introduit la vie elle-même, à partir du moment où cette vie nous porte constamment à un seuil, à une limite, d’où elle nous parvient : la vie vient, elle nous visite, elle nous est donnée ; Même si en un certain sens, nous  avons prise sur notre expérience de vie, en dernière analyse celle-ci nous échappe et il nous faut  admettre l’impossibilité de la maîtriser. Et ce qui dans la vie ne peut être maîtrisé et qui nous porte à percevoir cette ouverture est exactement le mystère des libres relations, de l’amour, c’est-à-dire le mystère de l’autre. C’est en dernière instance le mystère de Dieu, le Seigneur de la vie. (Au regard de Dieu, L’examen de conscience, Fidélité, 2006)

Dieu se communique à nous dans la vie. Il y a alors en quelque sorte une mémoire habitée par Dieu, tant il est vrai que toute l’Écriture est une mémoire de Dieu dans l’histoire des hommes. Bien plus, la religion est en grande partie une mémoire de l’action de Dieu. Cette communication de Dieu, cette grâce de Dieu qui se donne, mû par son amour pour ses créatures, et cet accueil de sa communication, de son don, cette mémoire de ce rapport divino-humain, est précisément la Sagesse de Dieu. 

Augustin lui-même récapitule l’histoire du salut en sa propre vie. L’abondant usage du langage des psaumes est une référence continue à l’histoire du peuple d’Israël qu’Augustin assume en son parcours personnel de conversion. 

On a souvent fait remarquer qu’Augustin s’attribuait dans les Confessions la personnalité spirituelle de l’apôtre Paul, ce qui rendrait difficile l’identification historique des faits relatés. Indépendamment de la question de l’historicité des Confessions, on peut admettre que ce n’est pas seulement Paul qui sert de modèle de conversion, mais Israël comme personnalité typique et singulière, en tant que son alliance avec Dieu constitue une référence permanente à la confession de pénitence et de louange qu’engage Augustin dans son récit. Les exemples ne manquent pas de cette appropriation de l’histoire d’Israël, tout particulièrement aux moments clefs des Confessions. 

Dans la scène du jardin préparatoire à celle de la conversion, la présence d’un figuier ne peut être fortuite. À l’instant où Augustin va faire la vérité sur sa vie en renonçant aux détours du vice et en s’élançant dans une vie nouvelle, il se reconnaît comme un nouveau Nathanaël, à qui Jésus dit : voilà un véritable Israélite sans détour. […] Je t’ai vu sous le figuier (Jn 1, 47-48)

Au sommet du récit de l’extase d’Ostie, Augustin abandonne le langage néoplatonicien pour souligner que son expérience spirituelle s’insère dans la tradition biblique : Monique et lui deviennent un Israël mystique, troupeau conduit sur les paturages psalmiques (cf. Ps 22, 1-3) : […] nous sommes arrivés à nos âmes, nous les avons dépassées pour atteindre la région de l’abondance inépuisable où tu repais Israël à jamais dans le paturage de la vérité.

Dans le prologue qui annonce l’exégèse du récit de la création, au livre XI, il est un nouveau Moïse qui demande que le Seigneur opère en lui la « circoncision » de l’humilité : « Circoncis toute témérité, tout mensonge, au-dedans et au-dehors, autour de mes lèvres. »

En bref, les Confessions montrent que la quête de l’homme est orientée par le désir de la rencontre avec Dieu, parce que Dieu lui-même va vers l’homme. On ne peut lire cet ouvrage sans y percevoir la présence de celui qu’Augustin a aimé si tard, le Verbe fait chair, qu’il a cherché dans sa recherche philosophique, qu’il a trouvé dans l’humilité de la foi chrétienne. 

Journal de voyage au Caire (I)

Journal de voyage au Caire (I)

À l’initiative de Marie-Nil, membre de l’équipe du Dorothy et franco-égyptienne, une dizaine de membres du Dorothy ont effectué, pendant les vacances de Toussaint, un voyage d’étude d’une semaine au Caire. Ils vous proposent ce petit compte-rendu de leur périple très marquant à bien des égards.

Ce voyage avait plusieurs fils directeurs : humain (rencontres de nombreux amis de Marie-Nil qui nous accueillirent chaleureusement et nous permirent d’appréhender certains enjeux de l’Egypte contemporaine), religieux (découverte des communautés chrétiennes coptes, échanges avec des personnes de confession musulmane), esthétique (visite de nombreux sites historiques), politique (rencontre de nombreuses personnes égyptiennes très engagées dans la société civile). Le programme de la semaine a été conçu en lien avec le Cairo Institute of Liberal Arts and Studies (CILAS), une école l’on étudie la philosophie et les sciences humaines et sociales dans une maison historique du Caire fatimide.

Bonne lecture !

Dimanche 30 octobre

Après une arrivée en cascade et de multiples péripéties covidiennes, nous commençons notre journée par une belle messe célébrée et chantée par les dominicains. La première lecture fut comme une invitation à rentrer dans la dimension spirituelle du voyage : “Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ta force et de toute ton âme” (Deutéronome). 

L’homélie d’Adrien Candiard fut inspirante : l’amour au sens de charité est au-delà du sentiment et au-delà du devoir moral. Il est cette puissance d’ouverture et de don de soi, il est tout à la fois expérience intérieure et action extérieure. Il est un état d’esprit que les catégories classiques (sensible, mental, affectif, spirituel…) ne suffisent pas à saisir. Il est un état qui est donné surnaturellement par Dieu et par lequel nous renaissons à nous-mêmes : en se donnant à nous, Dieu nous donne cet état, qui est donc une grâce. Cet état provient notamment de la prière, relation et ouverture vivante à Dieu où ni la pensée rationnelle ni la sensibilité débridée ne prévalent mais où vaut plutôt la pensée méditante, la réceptivité de pur accueil, ce que les Anciens appelaient dans leur langage “la contemplation”. 

Frères Adrien et Jean nous présentent l’institut dominicain d’études orientales, l’IDEO, la bibliothèque (la petite et la très grande). Il est beau de voir des personnes qui dédient leur vie à la compréhension de l’Islam et d’entendre Adrien et Jean présenter chacun la thèse de l’autre. Les précieux témoignages sur leurs recherches et leurs lien avec l’islam sont un appel à la finesse et à l’humilité. Ils nous avouent leur frustration de chercheur qui trouvent que beaucoup se proclament islamologues mais peu l’étudient vraiment en profondeur. Par ailleurs, si certains Français viennent avec des idées trop préconçues sur l’islam, ils verront ce qu’ils veulent voir mais ne verront pas ce qui pourraient remettre en question leurs croyances. Frère Jean reprend les mots de Péguy : “Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit”.

Frère Jean dit avoir compris ici au Caire une chose décisive sur son rapport à la vérité : « nous avons tendance à croire que nous pouvons posséder la vérité (ce qui est illusoire) mais c’est la vérité qui nous tient. Souvent, nous voulons adapter les faits pour valider nos thèses péniblement élaborées mais nous devons repartir de zéro. En réalité, il s’agit de se laisser posséder par la vérité, c’est à dire transformer par elle. Ce faisant, l’on découvre que nulle culture, nulle religion ne sont hermétiques à l’amour de Dieu comme l’ont notamment montré Charles de Foucauld ou le père Christian de Tibhirine. ».

 « Nous avons tendance à croire que nous pouvons posséder la vérité mais c’est la vérité qui nous tient. »

Jean et Adrien nous ont dit ne pas être tentés par la conversion à l’Islam mais regretter, parfois, d’être les seuls à ne pas aller vers Dieu lorsque tous, de façon émouvante, vont vers la mosquée le vendredi. Jean nous a dit penser être heureux s’il devenait musulman mais que ce serait une perte de temps car cela le mènerait au même point mais vingt ans plus tard. L’essentiel est dans le cœur, ce serait donc un nouvel emballage inutile. Frère Adrien dit être devenu beaucoup relativiste sur les sujets secondaires et beaucoup plus attaché à l’essentiel de l’Évangile. Le plus important est la relation au Christ.

Nous fêtons l’anniversaire d’Adrien et de Mathilde autour d’un déjeuner de rois préparé par Mariam, la maman de Hani, notre valeureux chauffeur qui a dû faire face à nos arrivées en cascades à l’aéroport. Nous profitons de cette ambiance chaleureuse en plein milieu du magnifique et apaisant jardin de l’IDEO.  Puis, avant la tombée de la nuit, nous avons fait une agréable virée sur le Nil en felouque pour échanger sur notre journée.  Le calme environnant contraste avec l’effervescence de la ville.

Nous nous promenons ensuite dans Downtown avec le passionné Hegazy, qui a une formation d’ingénieur et urbaniste et a fondé une entreprise qui cartographie le dense et immense réseau des microbus au Caire. Plongeon dans l’ambiance cairote avec sa circulation dense, le concert de klaxons, les douces odeurs de fritures qui envahissent les rues, et la valse des piétons confiants au milieu du ballet de voitures, taxi, minibus et motos. Nous rencontrons sur la place Tahrir, Fatima, une Egyptienne francophone très heureuse de parler français avec nous. Nous recueillons le témoignage d’un jeune Egyptien qui a participé à la révolution de 2011 : “Dans cette révolution, nous avions sous-estimé la force et le pouvoir de l’armée dans ce pays. C’est eux qui ont commencé par confisquer la révolte populaire.”

Nous terminons notre journée par un dîner “Greek Club” alias le “club héllenique du Caire” au détour d’un dédale de rues où nous retrouvons les derniers valeureux – qui n’ont pas pu prendre leur premier avion, mais sont finalement arrivés !

Lundi 1 novembre

Notre deuxième journée d’exploration cairote commence avec la rencontre de Farida, notre guide du jour. Farida est égyptienne, parfaitement francophone et chercheuse en philosophie. Avec elle nous entrons dans les mystères du Caire fatimide. 

Les Fatimides sont une dynastie chiite d’origine tunisienne qui a pris le pouvoir en Egypte autour du Xème siècle, alors que le chiisme contemporain est aujourd’hui davantage présent entre le Pakistan et le Liban, via l’Iran, l’Irak et la Syrie. Les Fatimides ont des points communs avec les chrétiens car ils vénèrent les saints et font des pèlerinages. Un héritage qui influence les Egyptiens sunnites d’aujourd’hui : prière dans des mosquées chiites, culte des saints assez marqué dans l’islam égyptien…

Farida  nous apprend que, dans l’histoire du Caire, à chaque mouvement politique, la ville  s’est étendue vers le Nord avec successivement le Vieux Caire, le Caire fatimide, puis Downtown et enfin New Cairo. Nous découvrons ainsi la majestueuse mosquée Ibn Tulun, la deuxième plus grande mosquée du Caire, bâtie au Xe siècle, juste avant la troisième dynastie des Fatimides. Cette mosquée incarne l’art de maîtriser le vide et les espaces : architecture aérée, aucune motifs géométriques, représentations picturales, vaste cour intérieure couverte… comme une continuité avec le ciel, l’impression d’infini se faisant signe de l’infini de Dieu. La mosquée doit en effet permettre au corps de se reposer et à l’âme de s’élever vers l’abstraction de la transcendance divine. Toutes les conditions sont réunies pour la contemplation. La mosquée Ibn Tulun a été un asile pour les pauvres et pour les malades mentaux avant de devenir un site touristique, nous offrant une réflexion sur l’avenir de nos églises occidentales qui ne sont que rarement des lieux d’hospitalité.

Nous avançons à pied dans les ruelles du Caire et nous émerveillons devant plusieurs autres mosquées fatimides qui sont, pour nombreuses d’entre elles, restées des lieux de prière. Nous retrouvons à chaque fois le « minbar »,  la partie la plus sacrée de la mosquée faite de matériaux précieux comme le bois ou le marbre polychrome. Jadis lieux d’enseignements, ces  mosquées  comportent également des espaces dédiés aux quatre différentes écoles juridiques de l’islam sunnite  : hanafite, hanbalite, chaféite, malékite.

Nous revenons à l’IDEO, chez les dominicains. En traversant le Caire nous apercevons la Cité des morts, nécropole où, depuis toujours, vivent de nombreux habitants et cohabitent les vivants et les morts. Les habitants prennent soin des tombes, de familles qui ne sont souvent par les leurs, en échange d’une maison. Sont-ce eux qui sont “en haut” et les morts “en bas” ? Ou les vivants qui sont “en bas” sur terre et les morts “là-haut” dans la vie éternelle ?

Nous avons rendez-vous avec Amr Saleh, professeur de l’université al-Azhar, lieu d’enseignement le plus reconnu du monde sunnite. Fondée en 988, c’est aussi l’un des plus anciens lieux d’enseignement islamiques au monde. Tous les enseignements de l’islam y sont donnés. Pour y entrer il faut notamment connaître le Coran par cœur. L’université fonctionnait historiquement grâce aux dons mais l’Etat en a repris le contrôle en 1961.

Amr Saleh, qui a étudié à l’université pontificale urbanienne à Rome, donne notamment un cours d’introduction au christianisme. La découverte de l’IDEO lui a permis de rencontrer des chrétiens “en vrai” et pas seulement dans ses études théoriques. Il nous partage sa vision de la foi, de la manière d’être croyant. Pour lui, le plus beau cadeau à faire à Dieu est un miroir. Et ce miroir, c’est notre cœur. Qu’il puisse rayonner de l’Amour de Dieu, refléter ce que Dieu est, refléter également ce qui est beau ou unique chez l’autre. Voir la différence entre l’autre et moi m’aide à mieux comprendre qui je suis, mes spécificités, et quel est mon chemin. Quelle qu’elle soit, la Vérité est une, et il y a autant de chemins pour y parvenir que d’âmes humaines.

Un échange qui nous amène à la question du dialogue interreligieux qui suppose deux éléments : la confiance et l’amitié.  En exemple, Amr dit ne pas comprendre le mystère de la Trinité mais faire confiance à son ami dominicain, le frère Jean, présent avec nous, quand ce dernier lui dit ne pas être polythéiste. Un témoignage de confiance envers frère Jean qui de son côté fait confiance à Amr quand celui-ci lui dit que Mahomet n’est pas un chef de guerre violent. Une confiance issue de leur amitié.

La conversation s’achève sur le lien entre politique et religion. Amr Saleh invite à ne pas oublier que l’aspect politique, que la la loi, n’est que la coquille de l’œuf, un essentiel protecteur mais qui n’est pas le cœur nourricier de la foi. Il nous demande aussi si nous préférons être une personne gouvernée ou une personne croyante. Dieu/Allah peut-être un gouvernant ou un ami. “Tu choisis”.

La journée s’achève avec la messe de la Toussaint dans la chapelle des dominicains, où nous pensons aux personnes au Ciel qui nous sont proches.

Amr dit ne pas comprendre le mystère de la Trinité mais faire confiance à son ami dominicain, le frère Jean, présent avec nous, quand ce dernier lui dit ne pas être polythéiste. Un témoignage de confiance envers frère Jean qui de son côté fait confiance à Amr quand celui-ci lui dit que Mahomet n’est pas un chef de guerre violent. Une confiance issue de leur amitié.

Mardi 2 novembre

Nous partons tôt sous une lumière déjà claire et chaude dans notre minibus ou Hani, fidèle, nous attend joyeusement en cette heure matinale.  La journée s’annonce encore riche : nous quittons pour la première fois le Caire, pour nous enfoncer dans le désert du “Wadi el Natrun”, désert connu pour être le théâtre de nombreux récits bibliques et le berceau des premiers ermites chrétiens. Pour moi, c’est une plongée dans le cœur de l’Histoire chrétienne que je ne pensais pas vivre de sitôt : nous allons au monastère de Saint-Macaire de Scété, fondé au IVème siècle par Saint Macaire dit l’Egyptien. 

Saint Macaire est l’une des grandes figures fondatrices du monachisme chrétien. Il est l’un des Pères du désert et de nombreuses anecdotes de sa vie de moine sont enseignées encore aujourd’hui dans la Tradition sous le nom d’Apophtegmes (« Jardin des moines » en arabe). Même le plus occidental des moines novices ne manquera pas d’entendre, aujourd’hui encore, ces enseignements de la vie des premiers ermites chrétiens Égyptiens, dont toute la tradition monastique est l’héritière. 

Au fil des siècles, le monastère de Saint Macaire s’est dépeuplé et dans les années 70, il ne restait que six moines dans ces murs historiques. Avec l’appui du patriarche d’Alexandrie, le pape Cyrille VI, le monastère a été rénové sous l’impulsion d’une des plus grandes figures spirituelles de l’Eglise copte contemporaine : Matta el Maskine (Matthieu le pauvre). Cette refondation est un succès et le monastère est rebâti. Il compte aujourd’hui environ 120 moines. L’activité agricole du monastère est dense et nous voyons s’étendre les terres cultivées (palmeraies) comme des ailes vertes au milieu du désert. 

En plus d’être reçus dans un site hautement historique de l’Histoire chrétienne, nous sommes aussi au coeur d’un lieu qui occupe une place centrale dans les enjeux qui traversent l’Eglise copte depuis quelques dizaines d’années jusqu’à aujourd’hui : Matta el Maskine ne s’est en effet pas limité à rebâtir les mûrs du monastère et à le repeupler. Il a aussi insufflé une refondation dans l’esprit même de la vie monastique et de la Tradition Copte en revenant à la racine de la spiritualité des Pères du désert. Il a également constitué une riche Bibliothèque rassemblant des ouvrages écrits en langues coptes et grecques. 

Matta el Maskine a une aura spirituelle forte. Il centre sa spiritualité sur la christologie et une méditation autour de l’Incarnation. Mais si ses livres sont lus jusqu’en Occident, ils sont censurés pendant des années en Egypte. Le monastère de Saint-Macaire a en effet été marginalisé au sein même de l’Eglise copte à partir des années 1970, pour des raisons théologiques et politiques. Ces tensions ont culminé il y a trois ans avec l’assassinat d’Abba Epiphanios, évêque et supérieur de Saint Macaire. Le pape actuel, Tawadros, entretient cependant de bonnes relations avec le monastère – et celui-ci conserve un rayonnement important.

Nous sommes accueillis par un jeune moine, Abouna Markos, qui a vécu une partie de sa vie en Belgique et en Italie. Nous apprécions beaucoup son accueil chaleureux et son humour fraternel. Nous le suivons pour une visite des lieux historiques du monastère. Nous visitons plusieurs chapelles très belles, et le lieu où les reliques de saint Jean Baptiste ont été déplacées depuis la Palestine lorsque le contexte là-bas rendait leur conservation peu sûre. Nous chantons tous ensemble pour prier et nos chants attirent les visiteurs.

Notre programme est perturbé par l’arrivée impromptue du prince héritier du Luxembourg. Après cette annonce cocasse, Abouna Markos nous conduit à l’hôtellerie, récemment construite pour les hôtes, qui peuvent y être accueillis pour des retraites, et dédiée à Abba Epiphanios. Une grande table nous attend dans une longue et belle salle, dressée avec des nappes blanches et de jolis plats. Le repas est abondant et délicieux ! Abouna Markos se confie à certains d’entre nous sur sa vie monastique.

Après déjeuner, nous avons la chance de pouvoir avoir un entretien avec Abouna Wadid. Il est une figure spirituelle importante du monastère. Jeune architecte, il est entré comme moine à Saint-Macaire au moment de sa refondation. Il est l’un des plus proches disciples de Matta El-Maskine. C’est à présent un ancien dont la vie est marquée par une vocation très particulière : copte catholique par son baptême, il ne se convertit pas à l’orthodoxie à la demande de Matta el Maskine. Abouna Wadid a donc embrassé cette vocation œcuménique qui lui donne une place singulière dans le monastère. Très proche d’Abouna Matta, il a traduit certains de ses livres en français et également écrit des textes spirituels. Il est aussi l’oncle de Marie-Nil, ce qui nous permet d’avoir l’honneur de passer un moment avec lui.

Ce moment est riche d’enseignement. Nous parlons tout d’abord du Salut, du mystère du mal et de la souffrance. “Ton Salut est déjà présent, actuel, car il est ta relation vivante au Christ. L’essentiel, que ce soit chez les Latins, les Coptes ou les Russes, c’est comment vivre l’union au Christ, comment vivre l’incarnation, comment actualiser dès aujourd’hui le mystère de l’union personnelle. » À une question sur le mal et la souffrance, Abouna Wadid répond que : «  la venue du Christ n’a supprimé ni le mal ni la souffrance mais a en revanche transformé, pour toujours, le sens de la souffrance. Car l’épreuve de La Croix, vécue par le Christ par amour, a conduit à la Résurrection. Ainsi, la souffrance que nous vivons aujourd’hui n’est plus seulement injustice ou absurdité car le Christ, par La Croix, est allé au bout de la souffrance puis, par la Résurrection, l’a définitivement vaincue. »

Une question est ensuite posée sur le scandale des abus sexuels dans l’Eglise Catholique romaine et sur son appréhension par nous, jeunes chrétiens français. Nous prenons à ce moment-là la mesure des différences culturelles et générationnelles qui nous séparent. Abouna Wadid nous dit son incompréhension face à l’abondance du discours médiatique sur ces questions. Il pense qu’en Orient cet étalage serait plutôt une cause de honte et de déshonneur pour les victimes. Nous répondons que la vérité, quand elle est dite, permet à la honte de changer de camp. Cette manière de rendre justice lui semble étrangère. Pour lui, c’est la confiance brisée de personne à personne qui le peine, et le peu de miséricorde et de discernement produit par cet étalage public. Ce sujet nous sépare, mais il est le témoignage que nous avons besoin de la grâce et de l’Esprit Saint pour que nos cultures, nos identités, nos langages et nos âges ne soient pas des murs qui nous empêchent de nous rencontrer mais des occasions de saisir toutes les richesses que Dieu a mis en l’Homme.

Abouna Wadid nous parle ensuite de la vie monastique quotidienne à Saint Macaire. Les moines, comme en Occident, se lèvent au milieu de la nuit pour psalmodier. Mais, de façon différente, la vie à Saint Macaire est fondée, comme dans une grande partie du monachisme oriental, sur une tradition érémitique, ce qui frappe une grande partie d’entre nous. Nos monastères occidentaux sont en effet fortement imprégnés par la Règle de Saint-Benoît dite “cénobitique”, c’est à dire centrée sur la communauté. La vie des moines à Saint-Macaire, elle, est bien moins marquée par le rythme des temps communautaires. Comme nous l’explique Abouna Wadid, la question première est comment chacun vit le mystère de l’union au Christ. Il y a des moines qui vivent 90% de leur temps au travail de la terre, d’autres dans les livres, d’autres dans la prière. “Les moines Égyptiens cherchent à suivre l’inspiration de l’Esprit. La vie monastique est ainsi fondée sur la Liberté de l’Esprit et c’est le Père spirituel, suivant les inclinations du moine, qui aide celui-ci à organiser sa vie quotidienne dans le monastère. Les temps communautaires, sauf quelques-uns, ne sont pas obligatoires. A contrario, le monde latin cultive le goût de la systématisation : tout doit ainsi être prévu par la règle.“ Il est vrai que l’importance de la Règle chez les Bénédictins et les Cisterciens est ce qui les distingue de beaucoup de traditions monastiques. Abouna Wadid nous confie en souriant qu’à l’opposé, chez les coptes, il y a une pénurie de règles, mais que le plus important est de veiller à ce que chacun, dans sa vocation personnelle, puisse vivre chaque jour le mystère de l’union intime au Christ. 

Après cet échange riche et déplaçant avec Abouna Wadid, Abouna Markos nous emmène voir les élevages d’autruches, dont les œufs, qui symbolisent la Résurrection, sont présents dans plusieurs églises du monastère. Moment tout à fait surprenant : nous nous retrouvons au milieu de ces immenses oiseaux qui balancent leurs cous et leurs becs étonnés sous le ciel rouge du coucher de soleil dans le désert. Ces belles autruches participent à l’économie du monastère. Leur viande et leurs oeufs sont vendus à des églises et des restaurants. 

Nous reprenons ensuite le minibus jusqu’à un autre lieu copte du désert où nous passerons la nuit : Anafora. Tout à fait différent de Saint-Macaire. Il s’agit d’une communauté nouvelle fondée dans les années 90. Nous sommes accueillis dans une hôtellerie magnifique, où beaucoup d’hôtes sont en train de finir de dîner. La nourriture, constituée exclusivement de produits locaux est une joie pour les yeux et la promesse d’une nuit douce, loin de l’agitation et des klaxons du Caire !

  « Les moines Égyptiens cherchent à suivre l’inspiration de l’Esprit. La vie monastique est ainsi fondée sur la Liberté de l’Esprit et c’est le Père spirituel, suivant les inclinations du moine, qui aide celui-ci à organiser sa vie quotidienne dans le monastère. »

Mercredi 3 novembre

Avant de quitter le monastère d’Anafora, une partie d’entre nous assiste à l’office de 6h donné en langues copte et arabe. Les chants sont omniprésents et cadencent la célébration presque en continu. Un peu plus tard, nous visitons une nouvelle église construite clandestinement au printemps 2011, sur le site du monastère, à la faveur d’un départ des forces de police appelées en renfort au Caire alors que le mouvement révolutionnaire est en plein essor.

L’église est presque entièrement recouverte de fresques très colorées représentant différentes scènes de l’Évangile. Des figures modernes inspirantes, comme Martin Luther King, sont insérées dans certaines des représentations. Ces peintures ont aussi un rôle pédagogique : on nous explique que des cours de religion et de catéchèse peuvent ainsi avoir lieu dans l’église, l’enseignant s’appuyant directement sur les images pour transmettre aux élèves la connaissance des textes sacrés. L’une d’entre nous fait le parallèle avec la fonction indissociablement esthétique et pédagogique des vitraux d’églises et de cathédrales dans nos pays d’Occident.

Je relève une différence de fond avec les mosquées : par leur taille et leur aménagement (tapis etc), ces dernières permettent au corps de se reposer et par leur architecture très aérée et leur décoration sans représentations picturales, elles offrent à l’âme l’occasion de s’élever de l’abstraction vers la transcendance de Dieu. Les conditions sont réunies pour qu’on entre en état de contemplation. Les églises peintes, quant à elles, portent davantage la trace de l’incarnation, d’un Dieu fait homme et transfigurant le cours de l’Histoire humaine.

De retour au Caire, nous visitons le musée antique accompagné d’un guide passionné et passionnant : Halim. Ce musée historique, qui a été fondé 1902 sur la place Tahrir, est en train d’être démantelé pour alimenter les collections d’un nouveau musée en construction aux abords du Caire, à Guizeh, mais les pièces encore en place sont extraordinaires : gravures, papyrus, artisanat, orfèvrerie, statues, sarcophages, trésors,tombeau de Toutankhamon… Beaucoup d’entre nous sont frappés par le fait qu’il y a 5000 ans, la société égyptienne était capable de telles prouesses artistiques. 

Nous passons ensuite la soirée à CILAS (Cairo Institute for Liberal Arts and Science), école libre de sciences sociales fondée par Karim, un ami de Marie-Nil. Cette école, située dans une ancienne maison du Caire fatimide juste en face de la mosquée du Sultan Hassan, propose des cours variés, dans de nombreuses disciplines (sociologie, philosophie…) et réunit des étudiants et des enseignants d’horizons et de parcours très différents. Il est assez bouleversant de voir des personnes qui prennent des risques pour pouvoir faire ce qui nous paraît si banal : se réunir pour échanger, débattre de l’actualité, apprendre à penser… On se sent petit à côté de personnes qui non seulement luttent pour la justice et la beauté mais en plus conservent la paix et la confiance intérieures.

Le thème de la soirée porte sur la laïcité. Deux interventions assurées par notre groupe présentent la laïcité française. S’ensuit un échange très riche sur le rôle de la religion dans la société et les interactions entre religion et politique. Nous constatons des contextes et des histoires tellement différents qu’il est souvent difficile de s’entendre (surtout en anglais !) sur le sens des mots et la portée des idées. En Egypte, dans des milieux intellectuels du type CILAS, la crainte est globalement du côté d’une identification entre religion dominante et pouvoir étatique, et d’une instrumentalisation de la religion par le pouvoir. En France, dans nos rangs, la crainte est plus du côté d’une laïcité déviant vers une tentative de neutraliser la dimension religieuse de la société et ne se contentant plus de séparer Eglise et Etat, et d’assurer la liberté religieuse des membres de la société. Comment penser un articulation entre politique (au sens d’une action pour le bien commun) et religion qui ne soit ni de l’ordre de l’instrumentalisation de la seconde par la première ni de l’ordre de la défiguration de la seconde par ambition de s’emparer de la première ? 

Comment penser un articulation entre politique (au sens d’une action pour le bien commun) et religion qui ne soit ni de l’ordre de l’instrumentalisation de la seconde par la première ni de l’ordre de la défiguration de la seconde par ambition de s’emparer de la première ? 

Jeudi 4 novembre

Nous entamons notre cinquième jour au Caire. Plus les jours passent, plus nous sommes émerveillés par ce pays bouillonnant, dépaysant et si chaleureux.

Nous commençons notre journée par la visite d’un atelier d’artisanat, avec le calligraphe Wahdan, et nous découvrons plus particulièrement l’atelier de céramique, avec toutes les étapes de fabrication, de la préparation de la terre à la peinture finale. Une fois de plus, nous sommes émerveillés par la beauté de l’art islamique.

Nous continuons notre journée avec la visite du quartier du Vieux Caire, situé dans le Sud de la ville, sur la rive droite du Nil, à l’emplacement de l’ancienne ville de Fostat. Ce quartier, qui contient les ruines de l’ancienne forteresse romaine du nom de « Babylone », abrite les plus anciennes églises du Caire, la plus ancienne mosquée d’Egypte (Amr Ibn el As, construite au VIIème siècle), et la plus ancienne synagogue d’Egypte, Ben Ezra (construite au IXème siècle dans les murs d’une église du IVème siècle). Selon la Tradition, c’est dans l’une des travées de la synagogue que le prophète Jérémie aurait rassemblé les Hébreux après la destruction du Temple par Nabuchodonosor tandis que, dans l’autre travée, la fille de Pharaon aurai tiré Moise des eaux et la Vierge aurait donné son bain à l’Enfant Jésus. Les strates de la Tradition se superposent ainsi comme les strates architecturales !

L’Eglise dite « suspendue » (car elle a été construite sur l’une des portes de la forteresse romaine), construite au VIIème siècle, est le siège du patriarcat copte depuis le XIème siècle. Elle comprend des icônes très célèbres, notamment de Saint-Georges (saint très important pour l’Eglise copte, Mar Guirguis) et de Saint Jean-Baptiste. L’Eglise de Saint Serge et Saint Bacchus, que nous visitons ensuite, est particulièrement belle et ancienne (elle comprend des colonnes du IVème siècle). Selon la tradition, la Sainte famille aurait séjourné dans sa crypte pendant son séjour en Egypte. La beauté de ces édifices nous rappelle une fois de plus le génie égyptien. Mais ce qui a encore davantage frappé certains d’entre nous, ce sont certains éléments architecturaux dans les églises qui nous font clairement penser à des éléments architecturaux typiques de mosquées, comme le Mihrab. Le dialogue possible entre les religions se lit sous nos yeux.

Après ces différentes visites nous partons pour le Mokattam, la montagne du Caire où vivent les chiffonniers et où se trouve la plus grande église du Moyen Orient. On nous prévient : on saura rapidement qu’on est arrivé à l’odeur.

Concrètement, c’est dans ce quartier que s’effectue le tri de tous les déchets du Caire. Les chiffonniers (des coptes venus de Haute Egypte – comprendre Egypte du Sud – il y a quelques décennies) sillonnent la ville avec leurs camionnettes pour ramasser des sacs de déchets qu’ils empilent à l’arrière de leurs véhicules. Les déchets sont ensuite triés dans leur quartier avant d’être vendus. Ce quartier est donc un véritable lieu « industriel » de tri mais également un lieu d’habitation. Les chiffonniers vivent au milieu des déchets. Les appartements, les bars, les magasins, cohabitent avec les ateliers de tri et les déchets qui inondent les rues. Je me demande ce que ce doit être en plein été quand il fait une chaleur insoutenable.

Malgré leurs conditions de vie difficiles, nous sommes frappés par les regards des personnes dans la rue. Foucauld témoigne « Des regards ouverts, curieux sans être intrusifs, reflétant, dirait-on, une joie de nous voir. Ils ont des regards qui embrassent. Avec beaucoup de personnes, nous échangeons des signes amicaux de la main, lancés parfois depuis la fenêtre des voitures. Cela me fait songer aux regards des rues de France, si souvent soucieux ou méfiants, comme si la peur était l’affect qui commandait beaucoup de nos interactions sociales. »

Nous arrivons au sommet de la colline, dans le monastère Saint Simon le Tanneur où nous sommes reçus comme des rois par Hani (pas notre chauffeur, un autre Hani que nous nommerons ci-après Hani II pour faciliter la compréhension des lecteurs :)). Hani II nous emmène visiter la plus grande église du Moyen-Orient : une impressionnante église creusée à même la roche, construite dans les années 1980 par les chrétiens coptes du quartier qui n’avaient pas d’église pour eux. Des bas-reliefs relatant différents épisodes de la vie du Christ ornent la roche. Hani II nous explique que cette église commémore un miracle fondateur pour les coptes : le sultan fatimide Al-Muizz aurait mis à l’épreuve le patriarche de l’époque en faisant référence au verset de la Bible « si vous aviez de la foi comme un grain de moutarde, vous diriez à cette montagne : Transporte-toi d’ici là, et elle s’y transporterait ». Si la foi des coptes était vraie, la montagne du Mokattam devait se déplacer. Après 3 jours de prières, et sur les consignes de Saint Simon le Tanneur, la montagne se serait déplacée jusqu’à l’endroit actuel.

Nous échangeons ensuite avec Mina, anthropologue et enseignant à CILAS, qui nous dresse l’histoire du monde copte au cours des cinquante dernières années, sur les marches mêmes de l’immense l’Eglise rocheuse où nous assistons en parallèle aux préparatifs de la grande soirée du prière du jeudi soir. Mina nous éclaire aussi sur les divisions internes du monde copte : divisions politiques, sociologiques et spirituelles. Nous découvrons un peu plus les liens complexes entre Église copte et pouvoir en Égypte. La notion générale de « Chrétiens d’Orient » nous semble perdre un peu plus de sa consistance.

Après ce riche échange, nous traversons à nouveau le quartier des chiffonniers pour aller à la rencontre des petites sœurs de l’enfant Jésus. Nous sommes reçus autour d’un goûter exquis par trois religieuses rayonnantes : toutes simples mais si accueillantes et souriantes. Elles nous expliquent leur vocation : vivre la simplicité de la vie de Nazareth. Visiter ceux qui en ont besoin. Accueillir. Aimer. Ces petites sœurs travaillent et vivent très simplement, en cherchant à « donner Jésus au monde », là où elles sont. L’une des Sœurs évoque son père qui lui avait donné la joie comme critère de discernement. Cela me rappelle Dorothy Day : « vous reconnaîtrez votre vocation à la joie qu’elle vous procurera ». Dans cette petite fraternité au bout du Caire, nous nous sentons un peu à la maison. Nous concluons cette intense rencontre par un temps de prière en français, en arabe et en copte avec à la fin la prière de Charles de Foucauld « Mon Père, mon Père, je m’abandonne à Toi ». On aurait dit un temps de prière du lundi du Dorothy. Mais avec de toutes petites et si grandes religieuses. Au Caire.

C’était magnifique.

Nous échangeons ensuite avec Mina, anthropologue et enseignant à CILAS, qui nous dresse l’histoire du monde copte au cours des cinquante dernières années, sur les marches mêmes de l’immense l’Eglise rocheuse où nous assistons en parallèle aux préparatifs de la grande soirée du prière du jeudi soir.

Vendredi 5 novembre

La journée démarre agréablement avec un petit-déj jus de mangue / pâtisserie égyptiennes dans le parc Al-Azhar, qui nous révèle une magnifique vue sur la Citadelle au loin. Pour y arriver, Augustin s’adresse à un égyptien dans la rue : 

“ – Je cherche mon chemin pour le parc Al-Azhar… c’est tout droit ?

– Attends, tu me demandes ton chemin, je vais te répondre, mais c’est moi qui indique la route. (petit silence de 10 secondes). C’est tout droit “

Ici le vendredi est le 1er jour du weekend, le parc fourmille donc de parents et enfants venus pique-niquer ou se promener en famille.

Nous tentons ensuite une excursion au souk, en nous perdant dans le quartier des équipements de cuisine : regards étonnés des locaux qui s’interrogent sur notre intérêt pour les fours…

Nous partons pour la nécropole de Gizeh, à l’interface entre l’immense métropole du Caire à l’Est et le désert à l’Ouest.  Trois magnifiques édifices se dévoilent soudain sous nos yeux : les pyramides de Khéops, Khéphren et Mykérinos. Nous sommes émerveillés par la grandeur de ces merveilles construites il y a plus de 4000 ans, en 20 ans, sans interruption, et sidérés par le génie des égyptiens de l’époque qui n’avaient pas encore la roue à leur disposition.

La banalité du matériau utilisé (la pierre), la pureté et simplicité de leur forme triangulaire, la puissance du sens spirituel manifesté (élan vers le ciel, la lumière, le soleil) : voilà ce qui constitue la beauté de ces monuments, et leur transcendance. Mais on peut relever aussi une ambiguïté dans ces oeuvres : leur fonction est-elle d’exalter la puissance politique des chefs et de les sacraliser ou bien est-elle d’abord d’exprimer la relation entre le monde visible et le monde invisible et l’importance pour le premier de rechercher et d’être déférent vis-à-vis du second ?

Nous pénétrons ensuite à l’intérieur de la pyramide de Khéops : une longue ascension nous mène dans une pièce funéraire toute simple, où ne subsiste qu’un tombeau vide…et une chaleur étouffante. L’expérience de s’introduire dans un tel édifice chargé d’histoire marquera nos mémoires! 

Sur la route du retour, notre chauffeur se fait confisquer ses papiers par la police. Nous nous sentons impuissants face à ce système qui nous semble injuste et où les backchichs sont monnaie courante, leurs bénéficiaires étant d’autant plus gourmands que la situation économique du pays n’est pas au beau fixe.

Nous arrivons donc, non sans inquiétude pour notre chauffeur, dans le quartier de Zeytoun, où Mina nous fait visiter son atelier d’iconographie. Mina rend compte dans ses icônes, qui mêlent technique traditionnelle et iconographie moderne, de l’actualité de la Parole du Christ dans l’Egypte d’aujourd’hui : Jésus se tient au milieu de nous, dans un café de quartier où l’on fume la chicha, la Sainte Famille se trouve séparée des visiteurs par des tanks et barbelés. Il nous raconte que son style ne fait pas l’unanimité parmi les croyants. Son dynamisme, son rire détonant et sa gentillesse nous touchent particulièrement. La soirée se termine autour d’un bon Kochari, un plat traditionnel égyptien où se mélangent riz, pâte, lentilles, oignons frits et sauce tomate.

Mina rend compte dans ses icônes, qui mêlent technique traditionnelle et iconographie moderne, de l’actualité de la Parole du Christ dans l’Egypte d’aujourd’hui : Jésus se tient au milieu de nous, dans un café de quartier où l’on fume la chicha, la Sainte Famille se trouve séparée des visiteurs par des tanks et barbelés.

Samedi 6 novembre

Nous nous retrouvons ce matin à l’est du Caire, au pied de la citadelle de Saladin, devant un vaste complexe de deux mosquées.

Ce voisinage immédiat est étrange : une mosquée néo-mamelouke à droite (Al Rifa’i) jouxte celle du sultan Hassan, bâtie au XIVe. Les deux sont séparées d’une courte ruelle que nous empruntons pour rejoindre Farida à l’entrée de la première enceinte, la plus ancienne. Sur le fronton, ces mots : « N’entrent ici que ceux qui veulent embellir la maison de Dieu ». En fins géomètres, nous pénétrons donc. Sur le pan droit, dans un cartouche de caractères coufiques, la shahada. Des motifs de lotus chinois et de fleurs de lys parsèment les murs. Une fois parvenus dans la cour pavée, nous contemplons les quatre arcades où s’abritaient les différentes madrasas. Celle orientée vers la Mecque abrite un splendide mirhab en marbre polychrome. Des dizaines de luminaires sont suspendus à la voûte par de longues chainettes de dix mètres. Nous imaginons avec Camille l’enseignement des élèves en internat à la lueur de ces lampes. Comme la frise de stuc attire notre regard, Farida nous lit alors le verset du trône (sourate de la vache) qui y est inscrit : « […] Son Trône déborde les cieux et la terre, dont la garde ne Lui coûte aucune peine. Et Il est le Très Haut, le Très Grand. ». Marie note qu’à la différence de vitraux chrétiens destinés à la contemplation commune, ces inscriptions s’adressent aux lettrés. D’où l’importance de l’apprentissage de l’arabe pour tout musulman : le premier verset de la sourate 96 où Gabriel s’adresse à Mahomet n’est-il pas « Lis au nom du Seigneur » ? Dans une salle latérale, tandis que nous découvrons le cénotaphe du sultan et un gigantesque lutrin boisé, un guide entonne la shahada.

En sortant de la mosquée, notre guide nous arrête devant « la plus belle spolia du Caire », discrètement incrustée à droite du porche : une fine colonnette prise à Jérusalem, où figure le dôme du rocher.

Le bâtiment voisin, bien plus récent, est un négatif complet de la mosquée Hassan. A peine rentré, le visiteur est débordé de motifs et couleurs qui occupent chaque paroi de la vaste salle de prière. Farida nous confie son écœurement devant ce qui lui semble une peur panique du vide : l’artisanat égyptien (plafonds à caissons mamelouks, les muqarnas en nids d’abeilles) trouve grâce à ses yeux mais pour le reste, l’architecte européen lui semble avoir commis une mosquée rococo.

Une fois sortis, nous traversons la rue pour monter à CILAS. Là nous rejoignons Karim, Mina, et une demi-douzaine de jeunes réunis pour une matinée de discussions. Mina débute la séance et nous présente son travail sur les annotations bibliques d’un prisonnier rencontré via le « Prison service » de l’Eglise copte (fondé en 1984). Quels sont les passages qui ont touché cet homme enfermé ? Nous lisons silencieusement ses notes. Les apôtres emprisonnés (Ac, 5:19), la vie de Jonas, le Christ au Prétoire (Mc, 15:16), la visite aux prisonniers (Mt, 25:36). On le sent très sensible aux miracles (tremblement de terre qui occasionne la fuite de Paul) et aux rêves (ceux de Joseph) : dans sa geôle il cherche à distinguer les miracles de sa vie, les signes qui ont marqué son séjour d’homme libre et distrait. Un homme de l’assemblée, étudiant à CILAS, demande si l’Eglise ne serait pas une prison, où l’on ferait payer les croyants pour leurs péchés. Mina répond qu’on est libre de la quitter, aujourd’hui plus que jamais. C’est la volonté d’être un seul corps dans le Christ, unis par l’amour qu’Il nous a témoigné le premier, qui nous fait demeurer ensemble. En vérité, vers quelles idoles nous précipitons-nous quand nos lâchetés ou notre désespoir nous font cesser de prier…En France, ce triste spectacle : combien de fuyards qui se font passer pour des évadés ?

Farida prend la suite de Mina pour présenter Ali Shariati, philosophe et militant politique iranien très actif de 1960 à 1980. Le concept « d’édification de soi » est central dans le texte présenté. Les deux égarements qui guettent l’homme moderne : être le jouet de traditions non vécues ; à l’opposé n’être qu’un pantin agité par de vaines libérations. Shariati ne nous souhaite d’être « ni moines retirés du monde, ni marxistes révolutionnaires » : son œuvre est marquée par une recherche de l’équilibre entre ces pôles opposés. Il enseignait le Coran comme Sartre, dont il était l’ami, traduisit Fanon en farsi, lisait assidûment l’islamologue chrétien Louis Massignon dont il avait été l’élève, et a contribué à la revue Esprit. Le plus important à ses yeux : la dévotion, qui conduit par elle-même à la lutte pour la justice. Il puise souvent aux mystiques (notamment El Hallaj).

Marie Nil conclut le trio en précisant trois notions essentielles développées par la théologie chrétienne de la libération : l’option préférentielle pour les pauvres, l’idolâtrie et le péché structurel. Fadi, notre compagnon de voyage égyptien, décrit la traduction arabe récente de Gustavo Gutierrez dans la maison d’édition dominicaine Al Aquini (qui publie des ouvrages de théologie chrétienne en arabe), à laquelle il a contribué en participant à un groupe de discussion autour de la théologie de la libération. Ce fut une grande découverte pour lui, alors que la théologie et la littérature spirituelle en général lui était lointaines (sauf des lectures de Matta el Meskine et les enseignements des pères du désert). Discussion sur le sens de cette préférence pour la pauvreté, présente dans les Béatitudes. Une jeune égyptienne s’interroge sur l’interprétation de la parole christique « Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous, et, quand vous le voulez, vous pouvez leur faire du bien ; mais moi, vous ne m’aurez pas toujours » (Mc, 14:7).

Déjeuner chez un rôtisseur voisin. Sur les devantures, ces mêmes associations improbables : après l’autruche, le pape et la Vierge (à st Macaire), l’affiche marie ici allègrement Mohammed Ali et une broche de kebab.

Après-midi dans le parc pris de l’Opéra, sur l’île Guezira, en compagnie d’amies alexandrines et de Fadi, puis d’amis de CILAS conduits par Karim et Farida. Ahmed, docteur en philosophie politique et enseignant à CILAS, nous propose une intervention autour du « Left Islam » et nous introduit à la figure de Hassan Hanafy, philosophe égyptien qui a notamment théorisé la notion de « gauche islamique », et qui vient de mourir quelques semaines plus tôt.

Le soir, nous fêtons l’anniversaire de Mathilde sur les toits du Caire. Camille rentre d’une journée de peinture sur les bords du Nil avec une toile bien entamée. Adieux à Fadi. Le lendemain, après l’office à l’IDEO le matin et le sermon de Frère Emmanuel, nous quittons Le Caire – le coeur rempli de joies et de souvenirs !

Fadi, notre compagnon de voyage égyptien, décrit la traduction arabe récente de Gustavo Gutierrez dans la maison d’édition dominicaine Al Aquini (qui publie des ouvrages de théologie chrétienne en arabe), à laquelle il a contribué en participant à un groupe de discussion autour de la théologie de la libération.

entretien avec pascal, chef-atelier du doro !

entretien avec pascal, chef-atelier du doro !

Bienvenue dans l’atelier de Pascal, l’un des poumons du Dorothy ! Dans les lignes qui suivent, vous trouverez de nombreuses bonnes raisons de venir participer aux ateliers du mardi ou du samedi. Mais écoutons le maitre des lieux nous en parler….

Quel est, pour toi, le but des ateliers {menuiserie, plomberie, électricité} que tu animes chaque semaine ?

Les ateliers permettent de passer de « je vais faire » à « je fais ». J’accompagne les gens à faire les choses. C’est de la réalité, du concret. Et en se découvrant dans l’acte de faire, on trouve à l’intérieur de soi des capacités insoupçonnées. En tant qu’être humain on va chercher le compliqué, ce qui est en relief, au lieu d’aller chercher la simplicité. Il faut enlever tout un tas de choses pour penser simple. Je pianote là-dessus, je m’adresse à l’intelligence de la personne, et pour cela je la nourris avec des choses simples, avec l’essence des choses, pour qu’elle puisse faire. 

Les gens s’ouvrent très rapidement car même s’ils arrivent avec les volets clos, le fait de leur apporter quelque chose les titille, c’est très rare d’avoir de la suspicion. Je ne leur démontre rien, je vais les chercher là où ils en sont. J’aime bien quand les gens ont des projets, où ils se projettent pour faire des choses et surtout pour donner une deuxième vie aux choses : ne pas jeter, être dans une bonne récup’, …parfois on n’a pas besoin d’un projet précis. Même si on ne fait pas le lien tout de suite, on peut se se poser la question : qu’est-ce que je vais faire avec ça pour répondre à tel besoin. Là aussi on créé, on met son cerveau en route…on est tous des créateurs, et beaucoup l’oublient.

Comment fais-tu ?

Je pose des questions, je suis hyper interactif : « c’est quoi le bois pour toi ? », « comment tu imagines l’électricité ?». Souvent, les gens passent tout de suite au deuxième chapitre (le compliqué) au lieu de s’attarder sur le premier : la matière. J’aime bien animer avec cette intention : « et moi, comment j’aurais aimé qu’on m’apprenne ? ». Quand j’étais môme (14 ans), j’étais apprenti avec un type qui savait tout faire mais qui ne disait pas un mot de la journée. J’ai dû comprendre en observant, parfois même en cachette. Alors quand je suis entré dans la formation professionnelle, j’ai beaucoup réfléchi à la pédagogie : je suis le maillon d’une chaine, la transmission est très, très importante. Je te passe un témoin et tu vas aller plus loin avec. Le savoir ne doit pas se perdre. L’idée d’une civilisation c’est j’observe, je transmets, les autres écoutent, le prennent à leur sauce et font évoluer. Pendant les ateliers, je laisse l’intelligence de l’autre mâcher ce que je donne. C’est étonnant, les gens font à leur manière, et parfois ça me surprend. J’ai besoin de ça, de m’enrichir encore et encore et encore… 

J’ai rencontré des femmes qui se sont entendu dire toute leur vie, quel que soit leur âge : « fais pas ça, tu vas faire une bêtise ». Moi je dis au contraire, fais-le, et plus tu vas faire de conneries, mieux ce sera. J’en ai vu en larmes de voir ce qu’elles étaient capables de faire, à faire des enduits, je te jure, venant de l’autre monde. Les femmes sont plus méticuleuses, soigneuses, précises… (un mec ça veut tout contrôler, maitriser). Alors que toute leur vie on leur a dit qu’elles allaient faire des conneries, là on leur donne cette capacité d’aller au-delà de la position obligée, c’est un truc de dingue de voir ça.

Comment ta pédagogie s’incarne dans les ateliers ?

En menuiserie, le point de départ est souvent : « quel rapport a-t-on chacun avec le bois ? », ou « C’est quoi pour toi un arbre ? » Je repère comment ils se situent. Personne n’aime pas le bois, n’aime pas l’arbre, ça n’existe pas. Même un bûcheron aime le bois. Je veux aller plus loin avec les mots, de bien les choisir : le charme, la noblesse… Il faut éveiller les sens, pour travailler le bois, j’ai besoin de mots romantiques. C’est ce qui me permet ensuite d’écouter le son du bois pour le guider. On n’est pas dans la maitrise des choses, on s’embellit et on s’ennoblit. Je mets en avant le respect, je sors de l’automatisation, de la domination des choses. C’est l’association entre « à qui j’ai à faire » et « ce que je dois faire. »

La plomberie, ça parait rébarbatif et c’est complexe : chaque chose que tu fais mal, tu le reprends dans la tronche, c’est du ping-pong. En expliquant comment ça fonctionne, on garde la complexité, mais on est dans la compréhension de cette complexité. L’approche est moins rebutante comme ça. Il faut se positionner mentalement (serein, je sais que je vais avoir à faire à quelque chose qui va être contre moi, je ne dois pas m’emporter) et techniquement (le fonctionnement). J’apprends à pallier aux soucis du quotidien, avec des petites astuces à la portée de chacun, dans une pédagogie humoristique, imagée.

Avec l’électricité, on est dans le rêve. On ne la voit pas, on ne la sent pas vraiment. En électricité, il faut comprendre, après c’est simple, la suite vient tout seul, comme un cours d’eau qu’on peut diriger. Avec ce qu’on comprend, on peut ensuite créer : « qu’est-ce que je peux faire avec ça ? ». L’information permet la liberté d’action, et une possibilité de faire, les gens peuvent se dépatouiller en fonction de ce qu’ils ont à faire. Après il faut pratiquer, c’est comme tout. Mais le fait de mettre dans l’exercice de faire, déjà, ça change tout.


In fine, la pédagogie est commune mais j’appuie sur des notes différentes. Je parle aussi des freins : à un moment, il faut d’autres compétences, d’autres matériels. Je parle aussi de la sécurité : le respect des normes d’utilisation pour les outils (les machines en menuiserie), les normes d’installation pour l’électricité ou par rapport à la pression de l’eau…il faut comprendre à qui on a à faire. La sécurité, c’est aussi soi-même en train de faire – là aussi on se comprend et on s’enrichit.

Qu’est-ce que cela t’apporte ?

J’aime que chacun donne de l’historicité aux choses. Je dis souvent « travaille à ta légende ». Peu importe ce qu’on met derrière, c’est laisser une trace. Faire un meuble, changer un robinet, réparer une prise…la satisfaction qu’on en tire, ça ne peut pas s’enlever. Cette satisfaction, c’est intime, très personnel… dans la vie de tous les jours il y a peu de cette satisfaction concrète, réelle. C’est s’enrichir à chaque instant – comme dans la vie, c’est ça qui nous donne notre densité, notre estime de soi, ce sont des instants magiques. J’ai une base de pragmatique, j’ai besoin de ce réel. 

Je prends des bouffées d’enrichissement, d’énergie à travers les ateliers. Je capte des moments suspendus, il n’y a plus de temps, c’est un échange entre des perceptions, des choix, …c’est la vie là. Y a de la rigolade. Et moi je suis maître de cérémonie entre ceux qu’ont de l’humour, ceux qu’ont le verbe facile…c’est l’harmonie, on arrive à une mélodie super sympa. Dans ce temps suspendu, avec l’atelier au fond du couloir, un peu à part, c’est l’instant qui va amener du plaisir et de la facilité à faire après. 

C’est un peu comme s’il y avait un gué à passer, moi ça va, ça fait mille fois que je passe, je connais les dédales, alors je t’accompagne dans les dédales, et après tu fais ta route. 

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR FANNY RAMPINI.

L’égalité

Depuis quelques semaines, je donne des cours particuliers de français à P… Je l’aide à préparer un concours de la Fonction publique qui lui permettrait de devenir agent d’entretien titulaire. Nous nous voyons une fois par semaine. À chaque cours, P… se confond en excuses à mon égard : elle est désolée de prendre de mon temps, de ne pas faire suffisamment de progrès, de commettre les mêmes erreurs de séance en séance… Lorsque je lui demande un exercice et que je m’éloigne le temps qu’elle le réalise, je l’entends qui se houspille elle-même : « Nulle, tu es nulle… Ce n’est pas bien… Tu n’as pas honte ? » Plus que de la honte, je crois qu’elle ressent de la gêne. Elle est convaincue qu’à cause de personnes « comme elle », des personnes « comme moi » gâchent leur vie pour rien. Selon cette conception, les premières seraient le fardeau des secondes. J’ai tendance à penser que la vérité est tout autre : que les riches sont le fardeau des pauvres ; que ce sont les pauvres qui peuvent nous sauver, nous, les riches bien portants et sûrs d’eux-mêmes, en nous faisant prendre conscience de notre vulnérabilité et de notre besoin de salut.

Je m’interroge sur les causes de cette attitude si profondément ancrée chez P… Est-elle provoquée par ce que je dis ou par ce que je fais ? Y a-t-il un problème dans la méthode de travail que je lui impose ? Je ne crois renvoyer aucun sentiment d’impatience ou d’insatisfaction. J’effectue ce cours par choix, j’apprécie cette heure hebdomadaire passer avec P…, à essayer de l’accompagner dans la préparation de son concours. Je ne pense pas non plus trop exiger d’elle. La preuve en est qu’elle fait des progrès notables et saisit de mieux en mieux l’enjeu des exercices demandés. Pourtant, quand je la félicite, un sourire voilé de légère tristesse se dessine sur son visage. « Tu es gentil » me répond-elle et cette phrase sonne comme s’il ne pouvait y avoir aucun bienfondé à mes compliments scolaires. 

Je décris cette situation à un ami, vieux briscard au cœur tendre, routier expérimenté des relations humaines. 

Lui : « Que lui dis-tu dans ces cas-là ? » 

Moi : « Je lui dis que c’est bien, qu’elle progresse… J’essaye de lui renvoyer de la douceur… Je lui dis qu’elle ne vole pas mon temps et que je suis content de l’aider. » 

Lui : « Mais aimes-tu lui donner ce cours ? » 

Moi : « Oui… » 

Lui : « Il faut lui dire clairement. Lui dire que tu aimes ce temps ; que ce temps que tu donnes est aussi un temps où tu reçois ; que vous passez un bon moment ensemble. Il faut qu’elle le sache. Si elle le comprend, la colère qu’elle a contre elle-même sera en partie compensée par la joie qu’il y a à te savoir heureux de l’aider. » 

Ces paroles ont été une lumière et cette lumière a eu son efficace. J’ai appliqué le conseil d’autant plus facilement que ces mots reflétaient ce que je vivais intérieurement. P… est plus sereine, moins dure avec elle-même. Une égalité nouvelle anime notre relation durant ces cours. Ni l’égalité des savoirs, ni l’égalité des avoirs, mais une égalité d’un autre genre : l’égalité des estimes réciproques, de la considération reçue de la part d’autrui, de la joie d’être réunis pour ce travail enrichissant pour l’un comme pour l’autre. Le sentiment d’être une charge dont on s’occupe s’est atténué chez P… Je la sens plus légère, moins prompte à penser que j’ai forcément quelque chose de bien mieux à faire.   

La conscience du bonheur que l’autre trouve à se donner à nous facilite l’amour envers nous-même. Donner et recevoir sont joints quelque part dans nos cœurs invisibles.  

Soma

Soirée autour du livre de Fanny Cheyrou et Jeff Pourquié “Ils sont infirmiers de campagne”

Soirée autour du livre de Fanny Cheyrou et Jeff Pourquié “Ils sont infirmiers de campagne”

Voici l’enregistrement audio de la soirée du mardi 1er décembre 2021 autour du récit graphique “Ils sont infirmiers de campagne” (ed. du Palais) signé Fanny Cheyrou et Jeff Pourquié, en lice pour le prix Inspireo de l’Unesco. L’un des deux infirmiers que l’on suit dans le livre, Ludovic Pastor, connu par ses patients sous le nom de “Ludo”, sera présent et témoignera de son parcours de soignant dans son village des Landes. Il endosse le rôle du médecin et du prêtre d’hier, ce rôle phare au sein du village. Il a fondé son cabinet d’infirmier en libéral il y a dix ans. Il l’a tenu seul pendant des années, sept jours sur sept, mais s’y est épuisé, avant d’être rejoint par “Max”, il y a quatre ans. Solitaire de tempérament, Ludovic Pastor a gardé de ses ancêtres bergers le caractère trempé de ceux qui partent en estive, loin du monde et près des bêtes. C’est pourtant aux humains qu’il décide de se consacrer : pour lui, prendre soin, “c’est la raison de vivre la plus naturelle de l’homme depuis toujours”.

Fanny Cheyrou est journaliste, auteure de longs reportages à La Croix l’Hebdo. Jeff Pourquié est auteur de bande dessinée, il a reçu la mention spéciale du jury œcuménique de la bande dessinée pour son album La Troisième population, sur la clinique psychiatrique de La Chesnais.

Lien vers l’enregistrement : https://anchor.fm/le-dorothy/episodes/Soire-autour-du-livre-de-Fanny-Cheyrou-et-Jeff-Pourqui-Ils-sont-infirmiers-de-campagne-e1b40ms