Seibane : « Je n’ai jamais été puni comme ça. »

Seibane : « Je n’ai jamais été puni comme ça. »

DES VIES CONFINÉES : Une série de témoignages en temps de confinement

N’étant pas tous confinés à la même enseigne, nous avons voulu donner la parole à plusieurs amis du Dorothy, des personnes de l’équipe, des habitués, pour qu’ils nous racontent ce qu’ils vivent, et nous partagent leur regard sur cette crise. Chaque témoignage est accompagné d’un portrait réalisé par un artiste du Dorothy


Je n’ai jamais été puni de ma vie comme ça. C’est très dur. On n’a pas le choix. Plus de deux jours chez moi sans sortir, je n’ai jamais fait ça.

On vit dans une petite chambre, avec mon père et mon frère, c’est comme une cellule. Trois personnes pour 6 m2. Il y a un seul lit, pour mon père. Au coucher on met les matelas avec mon frère et on dort par terre. Il y a aussi une petite cuisine et une petite salle de bain. Malgré le confinement les gens viennent toujours chez nous.
Depuis le confinement je me lève pas le matin, je reste dans mon lit, même si je suis réveillé. Je me réveille vers midi souvent. Avant je me levais vers 6, 7h. Ensuite je cuisine, jusqu’à 15, 16h. On mange avec mon père (mais lui il mange à midi en général), mon frère et les gens qui viennent. La vaisselle, puis je monte au troisième voir mon cousin, on discute jusque 21h.

Depuis plusieurs jours je ne suis pas sorti du tout. Respecter le règlement, c’est différent de la peur. S’il y a un contrôle de police alors que j’ai pas les papiers… Je ne suis pas régularisé. C’est mon père qui fait les courses, alors que d’habitude c’est moi. Je peux prendre un peu l’air quelques minutes dans la cour, après je retourne dans ma cellule. On ne peut pas rester très longtemps sinon on dérange les immeubles autour.

Quand Macron a annoncé le confinement ça m’a pas étonné. Depuis que le corona est en France j’ai arrêté d’aller dans les lieux publics, en cours, à la mosquée… J’étais confiné avant que l’État s’engage. Les autres au foyer me calculaient pas, ils disaient que j’avais peur. Quand je sortais je respectais les consignes, ils disaient que j’avais peur. Ils ont pas compris. C’était de faire ce qu’on nous a demandé aussi, se protéger soi et autrui !

On vit dans une petite chambre, avec mon père et mon frère, c’est comme une cellule. Trois personnes pour 6 m2.

Après le confinement j’espère qu’on va faire une grande fête. Ça fait longtemps qu’on n’a pas fêté, depuis l’anniversaire d’Anne. Ce qui me manque le plus c’est la liberté. Avant je volais ! J’allais où je voulais. Je marchais beaucoup. Je ne prends presque jamais les transports parce que j’aime marcher… Je peux faire jusqu’à deux heures de marche pour aller quelque part, si je ne suis pas pressé.
Ça me manque d’aller voir mes amis, discuter, faire la fête, danser. Tu ne peux pas danser si tu dois rester à 2 mètres d’écart ! Si on n’est pas confiné on ne peut pas savoir ce qu’est la liberté. Une autre chose que je ne peux plus faire, c’est appeler ma mère car j’ai pas le crédit. Le Dorothy me manque aussi, les amis, là-bas tu peux voir toujours des nouvelles personnes, le lapin aussi me manque.

Je m’ennuie pas, pas forcément. Si y’avait pas la maladie, c’est une expérience positive car je n’ai jamais vu de ma vie Paris si vide comme ça. Déjà avant je ne travaillais pas, c’était juste voir les amis, cuisiner, faire les courses, aller voir la famille… À part la cuisine je n’ai plus besoin de faire tout ça. Je suis plus indépendant ! Je peux dormir plus comme ça… On rigole.
L’ambiance au foyer n’a pas changé. Mais la grande inquiétude c’est de ne pas travailler. Une personne sur dix continue à travailler : ceux qui font les poubelles et les ménages. Les autres ils ne travaillent plus, ils travaillaient dans le bâtiment, dans les travaux publics. Il y en a qui pensent que le corona c’est une invention. Et on débat. On parle parfois de la maladie, de l’actualité, on discute des choses qu’on ne peut plus faire, on raconte ce qui se passe dehors quand quelqu’un sort, et ceux qui vont au travail racontent aussi ce qu’ils voient.

Depuis que le corona est en France j’ai arrêté d’aller dans les lieux publics, en cours, à la mosquée… J’étais confiné avant que l’État s’engage.

C’est bien quand on est tout seul, tu réfléchis beaucoup mais avec du monde tu peux pas réfléchir comme quelqu’un qui est seul. Chez nous il n’y a jamais de silence, c’est le tabou !!! Il y a tout le temps des gens qui parlent : les gens qui viennent parler avec mon père, moi je parle avec mon frère, ou c’est le téléphone.

En ce moment c’est le marché des écrivains et des artistes, tout le monde écrit ses pensées, ses inspirations. Les écrivains et les artistes, ils ont toujours l’inspiration, tout les inspire, par exemple cette situation, si tu es écrivain, philosophe, ou encore artiste ça t’inspire, car tu vois comment les gens se comportent, comment ils font, comment tu dépends de beaucoup de choses. Tout ça est inspirant. Ils ont de la chance. Même si ils sont allongés, ils sont inspirés ! Je peux le faire aussi un peu mais il faut le décider. Je réfléchis un peu mais je peux pas aller plus loin… Je ne suis pas philosophe, encore moins artiste.

En ce moment c’est le marché des écrivains et des artistes, tout le monde écrit ses pensées, ses inspirations.

Les autres au foyer ils se moquent de moi, ils disent que je parle comme un philosophe. Je vois dans un contexte global, je vois plus loin. Je leur dis que je suis pas un philosophe mais ils disent que je parle comme un philosophe.
Ce que disent les philosophes, moi de mon côté ce que je dis, et ce qu’on dit avec les gens au foyer, c’est très différent. Chacun dit ce qu’il a dans sa petite tête, on peut faire trente minutes sur un seul débat. On regarde la tv : on entend des nouvelles, on est tout ouïe. Tout le monde parle du «connard-virus ». Les humoristes maliens aussi, ils font des blagues. Chacun dit ce qu’il pense. On est comme noyé dans l’eau, parce que chacun dit ses pensées, tu ne sais pas où tu te trouves…

Je suis inquiet pour moi, les proches, et les autres qui sont malades. Je prie pour eux même si je les connais pas. Il faut être solidaire. Ce que je préfère c’est quand on applaudit les soignants, à 20h ! C’est une belle solidarité. Ça c’est vraiment beau ! Elle est belle la vie. Elle est difficile, mais elle est belle. Et toi, quand même, tu t’en sors bien avec le confinement !


Portrait réalisé par Jeanne de Guillebon
Témoignage recueilli par Anne Waeles

L’enracinement

Quelques réflexions sur un terme à la mode. Par Foucauld Giuliani.

Le terme d’enracinement a la cote, notamment parmi les chrétiens.  On place dans ce mot des vertus magiques, on y associe le pouvoir presque miraculeux de nous réconcilier avec nous-mêmes, avec les autres et avec le monde. 

Ce mot fait écho au désir d’un mode de vie authentique et bon où le temps cesserait de nous « manquer », où la vie cesserait de s’apparenter à une course jalonnée de gestes éphémères et oubliés à peine commis, où les autres deviendraient les alliés d’un approfondissement de notre être. Approfondissement de notre être, c’est-à-dire aiguisement de notre conscience, augmentation de notre connaissance, perfectionnement de notre relation aux autres.

L’enracinement est une idée sans doute juste dans son principe mais qui si elle est imaginée plus qu’expérimentée peut déboucher sur son contraire, se renverser sur elle-même et perdre tout son potentiel révolutionnaire. Quel sens donner au concept d’enracinement ? Comment décrire les besoins humains qu’il traduit ? Comment se mettre en situation de le vivre ?

Le succès du terme traduit en creux l’affaiblissement du grand récit de la mobilité heureuse pour tous promu par la mondialisation. Comme tout processus historique de grande ampleur, la mondialisation a besoin de récits qui lui rallient les imaginaires et les désirs des individus. De ces récits, elle tire sa force et la légitimité d’être et de se poursuivre. La mondialisation s’appuie, par exemple, sur des représentations publicitaires mettant en scène le rêve du déplacement ultrarapide et du dépaysement facile. Elle assimile ces velléités de mouvement à des valeurs positives (ouverture d’esprit, curiosité) et en étend l’empire sur les esprits. Cependant, le rêve de se déplacer partout, à tout moment, a aujourd’hui du plomb dans l’aile. Premièrement, il est évident que seuls les plus riches sont en situation concrète de bénéficier du principe de libre circulation. Pour les autres, ce qui est au goût du jour, c’est la consolidation des frontières et l’érection de murs. La libre circulation n’est certainement pas une norme juridique universelle mais la marque d’une domination économique et politique. Deuxièmement, le rêve affiché d’un monde où chacun pourrait se déplacer à sa guise est en contradiction flagrante avec les exigences de l’impératif écologique. On se trouve donc devant un rêve intenable pratiquement. Troisièmement, l’identification de la libre circulation aux quatre coins du monde au bonheur est de moins en moins crédible. Le visionnage de quelques publicités touristiques persuade facilement que sous les louanges du dépaysement gît l’expérience décevante du divertissement folklorique effectué pour se changer les idées noires. Le récit de la mobilité comme mode de vie conduisant au bonheur est certes considérablement affaibli mais demeure solidement implanté dans les esprits.

Répondrons-nous à ce récit de l’hypermobilité heureuse par un autre récit de pacotille ? Certains s’y emploient avec application, recyclant et actualisant les vieux clichés de l’extrême droite. Dans leurs bouches, « l’enracinement » est pensé comme l’acte de reprendre en charge un patrimoine culturel et historique fantasmé comme pouvant faire office de barrage aux tendances individualisantes de l’hypermodernité. Il s’agirait alors de forger un projet civilisationnel français, assis sur le sentiment de la fierté nationale et sur la conscience de la grandeur de l’histoire du pays. A nos yeux de croyants en Dieu, une telle attitude est grevée dès l’origine par l’idolâtrie du temporel et par le sacrifice de la vérité sur l’autel de la volonté de puissance et de la raison d’Etat. Dès lors : quelle autre conception de l’enracinement développer ? 

Le mot enracinement renvoie au registre du végétal. Or, l’homme ne peut pas être enraciné à la manière d’un arbre pour la raison simple que sa terre n’est pas la nature mais une patrie céleste qui, si elle se laisse pressentir et expérimenter ici-bas, n’en demeure pas moins insaisissable et inconnaissable dans sa totalité. L’apatridie n’est pas seulement une condition juridique, c’est aussi une condition existentielle valable universellement. L’idée d’enracinement est porteuse du risque de la naturalisation d’une condition originellement surnaturelle, elle peut même conduire à la sacralisation d’une condition historiquement déchue de l’état de grâce. Ce double écueil est à déceler. Il s’agit de se maintenir coûte que coûte dans « la nostalgie du pays qu’on ignore » (Baudelaire), ce qui n’équivaut pas à se complaire dans une vie désespérée mais à s’ouvrir à l’absolu. 

Notre vie métaphysiquement déracinée se joue dans le double cadre d’une histoire-errance (car la foi ne nous emplit pas continuellement de fond en comble) et d’une histoire-pèlerinage (car la foi nous fait voir un chemin de vie particulier où l’isolement n’existe plus). Nous errons, apatrides, mais nous pélerinons, croyants, vers une patrie dont la promesse nous pousse à tenter de vivre de la charité de Dieu. Il ne s’agit pas de vivre comme si nous étions au paradis et comme si nous étions des anges mais de vivre de l’amour qui seul prévaut aux yeux de Dieu. Toute vie humaine moins enracinée qu’en chemin vers son enracinement n’en reste pas moins hôte de l’espace du monde.  

Pour le chrétien, le concept d’enracinement est recevable s’il désigne l’élaboration d’espaces de vie (de la maison familiale à la paroisse en passant par des lieux plus polymorphes comme des cafés associatifs) où le soin apporté et les actes effectués donnent lieu à pratiquer collectivement l’Evangile. L’enracinement produit un lieu où des personnes s’impliquent fidèlement, dans la durée.  Dans la perspective chrétienne, c’est l’attitude de s’enraciner elle-même qui accouche du lieu. On ne s’enracine pas dans un passé, dans un pays ou même dans une histoire car le lieu d’enracinement ne préexiste pas à l’acte même de s’enraciner. Il existe toujours le risque de fétichiser des réalités (la nation est un exemple) en les pensant comme étant en elles-mêmes propres à l’enracinement. Céder à ce risque, c’est évacuer le fait que l’enracinement est une opération créatrice, exigeante et qui nécessite l’inspiration collective, et dont les terrains ne sont jamais prédéfinis. Ce risque conduit à identifier l’enracinement à la dépossession de soi au nom de cultures collectives qui précéderaient et domineraient les personnes de toute leur prétendue grandeur. L’enracinement devient alors annihilation de la vie alors qu’il est, en son fond, occasion de vivre intensément. Dans ce cas, il se transforme en son contraire : il n’est plus jaillissement fécond de vie mais congélation morte du présent au nom du passé ; il n’est plus expérience de liberté mais répétition (forcément comique et artificielle) de l’histoire. Paradoxalement, ceux qui présentent l’enracinement comme un devoir générationnel et une simple démonstration d’estime envers le passé en sous-estiment les exigences et les difficultés car s’enraciner est un immense défi. Parler d’enracinement national n’a pas grand sens car on ne se représente pas bien à quels lieux réels cet acte renvoie. Il y a de grandes chances pour qu’un tel projet dégénère en narcissisme nationaliste. L’enracinement au sens chrétien est à créer et à recommencer continuellement. A travers lui est repris la tentative de réinsérer un peu d’Evangile dans le cours de l’histoire si aveuglément indifférente à lui. 

L’enracinement au sens chrétien se concrétise là où foi et charité se déploient et font preuve de créativité. Finalement, l’enracinement ainsi compris consiste à animer un point de l’espace en s’efforçant de vivre l’ensemble des conséquences pratiques de la foi. Un tel lieu est forcément hospitalier. L’autre (l’étranger, l’handicapé, le marginal) y est considéré comme un être doté de dignité et non pas comme une gêne nuisible. Les personnes enracinées sont tout les personnes actives dans un lieu tel que nous l’avons décrit, les personnes sans lesquelles ce lieu n’existerait pas. Agissant pour le faire vivre, elles n’ont jamais fini de l’édifier et de le façonner. Le lieu est continuellement en cours d’apparition, de création. Les personnes ne sont pas rivées au lieu comme à un piquet. Elles le fréquentent, elles le modèlent, elles y viennent, elles en repartent. Le Christ est le modèle même d’un enracinement permettant le mouvement pour l’accomplissement d’une très haute mission : trente ans de vie villageoise, de vie de labeur et de sociabilité galiléenne nourries précèdent trois ans de vie publique où il sillonne la Judée avec ses disciples. Il n’aura alors cesse de relier les corps, les esprits et les coeurs, provoquant sur son passage les mouvements de foule les plus passionnés et les plus contradictoires. L’un des effets de son voyage missionnaire aura été “d’enserrer le monde dans un réseau de charité”(Frédéric Ozanam). L’enracinement joue ici comme la prise d’élan nécessaire au considérable effort physique et spirituel que son apostolat implique.

L’enracinement n’est pas l’enfermement : s’engager à fond dans un lieu permet paradoxalement d’en sortir sans se perdre. Les alentours sont connus, reconnus, chéris ; les personnes qui y vivent ont souvent un nom, un visage, une histoire. Les nécessités s’offrent alors tout naturellement en matière à l’action. A l’idée si volontariste et si ego-centré – et, soulignons-le, si moderne – de projet se substitue l’irruption toujours neuve de l’événement : nous comprenons que la première tâche est de répondre à celui-ci, de faire preuve de suffisamment d’attention pour ne pas rater les demandes qui foisonnent autour de nous. Telle personne nous apparaît comme souffrant d’isolement, une autre en manque d’oeuvre collective, une dernière rongée par le sentiment infondé de sa nullité… Essayer de répondre à ces demandes suppose déjà de les avoir entendues. Le risque est alors de se sentir écrasé sous leur nombre et débordé par leur urgence. C’est ici que la richesse de l’action collective donne toute sa mesure. Dorothy Day développe cette idée à la fin de son autobiographie, La longue solitude “Nous ne pouvons aimer Dieu que si nous nous aimons les uns les autres, et pour nous aimer, il faut que nous nous connaissions à la fraction du pain. Nous ne sommes plus jamais seuls. Le ciel est un banquet même avec une croûte de pain, lorsqu’il y a des camarades. Nous avons tous connu la longue solitude et nous avons appris que le seul remède, la seule solution, c’est l’amour, et que l’amour vient avec la communauté.” Ne nions pas le défi que cela représente, ne jouons pas aux surhommes : oui, il arrive de se sentir dépassé, d’échouer, de blesser l’autre ; oui,  il arrive d’être fatigué, de vouloir rester terrer chez soi ; oui, il arrive de se sentir le coeur rempli de colère et de ne plus savoir comment procéder pour faire un peu de bien dans ce monde. Dorothy Day, encore : “A certains moments, (…) cela a été rude et terrible ; notre foi même en l’amour a été mise à l’épreuve du feu.” Toutes les détresses inhérentes à l’action, il importe de les partager les uns avec les autres et de les déposer devant le Christ, le Sauveur auquel va notre espérance et notre soif de salut. Sans Lui, nous nous affaissons et nous nous émiettons dans mille rages inutiles.

L’enracinement détruit l’anonymat dépolitisant propre au monde urbain contemporain. Il limite la tentation de basculer dans le nihilisme désespéré auquel nous destine le sentiment d’impuissance. L’enracinement est donc la première condition de construction de liens sociaux réels. Il est le meilleur antidote à l’emprisonnement en soi – l’esseulement – et à l’absence de vie commune – l’individualisme. Ce dernier n’est pas une tare morale mais une tendance inhérente aux sociétés où l’enracinement fait défaut. Nous pensons que le désir d’enracinement est particulièrement vif aujourd’hui dans les rangs de la jeunesse même si les moyens de le concrétiser font souvent défaut, et cela pour de multiples et bien compréhensibles raisons : contraintes économiques, injonctions morales contradictoires, harcèlement par les dispositifs technologiques.

On séjourne dans un lieu sans pour autant y épuiser tout son être et tout son temps. Le lieu déborde la présence de chacun. L’enracinement n’est pas l’installation. Leur point commun est l’ancrage dans un point précis du monde. Cependant, là où l’enracinement est ancrage en vue de la relation, de la rencontre et de l’ouverture, l’installation s’opère en vue du repli sur soi, du confort et de la solitude individuelle ou familiale. Elle n’est pas mauvaise en soi mais est porteuse de gros risques parce que les valeurs bourgeoises de nos sociétés la font rimer avec propriété individuelle et illusion d’autosuffisance. En cela, elle nous pousse presque mécaniquement à oublier la nécessaire sortie de soi enclenchée par la charité. Plus les craintes d’une apocalypse écologique et d’un conflit social aggravé augmentent, plus croît la tentation de s’isoler du reste de ses semblables et de vivre en îlot avec les siens, dans le décor rassurant et ouaté de ses biens. Attachement au proche, l’enracinement est une façon d’expérimenter sa finitude : ses exigences nous arrachent aux sphères périlleuses de l’imagination pour nouer avec le monde et les personnes un rapport vraiment réel. Nous n’imaginons plus notre vie, nous la saisissons dans sa rugosité. Il n’y a plus d’esquive possible, ce qui est là me sollicite, je ne peux plus le contourner ni l’oublier. L’enracinement purifie par la connaissance de soi-même qu’il apporte et par les rencontres non choisies qu’il met sur ma route. 

Il saute aux yeux que la perspective pratique de l’enracinement peut sembler fantasmatique ou impossible. Impossible elle l’est, comme tout ce que ce que nous dit le Christ si nous l’entendons comme une injonction morale et rationnelle. Car le Christ ne cesse de nous répéter que sans Dieu ce qu’il demande ne peut que rester lettre morte. Notre tâche spirituelle n’est donc pas de pratiquer l’Évangile séparément de Dieu – ce qui n’aurait aucun sens – mais de nous incorporer suffisamment à Dieu pour que l’Évangile soit enfin possible, libère sa puissance concrète. La foi au sens d’expérience de Dieu est donc la première grâce à demander, sans laquelle la volonté de pratiquer la charité débouche sur de redoutables affres psychologiques (sentiments de culpabilité, sentiments de nullité, révolte contre un Dieu jugé trop exigeant pour l’homme etc). Être enraciné ne signifie pas être parvenu à sa bonne place ou à sa place définitive. Nous ne sommes jamais arrivés ; le lieu n’est jamais achevé à la manière d’un cocon où le confort serait définitif. Être enraciné signifie travailler à réunir les conditions matérielles et spirituelles pour vivre, en un point de l’espace, l’appel évangélique. Un lieu au sens chrétien est un espace où l’homme se fait écoute de Dieu et récepteur de sa volonté. Le lieu est dès lors un point d’intersection entre Dieu et l’histoire. Que nous soyons inférieurs à cette tâche ne veut pas dire qu’il faille y renoncer comme à une chimère. L’enracinement traditionaliste est dangereux parce qu’il sacralise une histoire et une culture, choses toujours relatives et mélangées ; le déracinement capitaliste est condamné parce qu’il est une idolâtrie de la liberté et de la propriété qui aboutit à la destruction du monde ; seul l’enracinement au sens chrétien, foncièrement paradoxal, se présente comme un témoignage valant simultanément pour la vie et pour Dieu. Un lieu d’enracinement permet d’approcher notre condition humaine et ce qui s’y joue en tant qu’appel. 

A l’enracinement est souvent opposée l’idée que se limiter au “local” est inefficace du point de vue de l’histoire “globale” et de la marche du monde. Pourtant, l’implantation locale est la seule implantation possible qui ne soit pas abstraite. Elle n’est pas contradictoire avec l’idée d’un engagement ayant une signification universelle. Bien plutôt, elle est la condition inévitable d’une action vraiment universelle, c’est à dire d’une action qui refuse de faire fi des singularités et des différences. L’enracinement bien compris n’est pas enfermement communautaire mais approfondissement de la sensibilité et épreuve de l’esprit, il est une manière de vivre enfin réellement l’amour pour les hommes, dans la diversité des rencontres et des événements. On peut ici penser à l’oeuvre de Dorothy Day, théologienne et activiste américaine du XXe siècle. Ouvrant aux Etats-Unis des dizaines de “Houses of Hospitality” en faveur des pauvres, elle pensait que ce mode d’action répondait pleinement à l’exigence évangélique. Il n’en était pas une traduction partielle et tronquée. L’intention de Dorothy dépassait la sphère locale dans la mesure où les lieux d’hospitalité qu’elle créait servaient comme des espaces de ressourcement et d’inspiration où toute personne de bonne volonté pouvait puiser le désir de pratiquer l’Evangile. “Ne cherchez pas à être efficace, cherchez à être fidèle à la vérité” écrit Dorothy Day. Une telle parole nous rappelle le Christ lui-même : “Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice.” (Evangile selon Matthieu, 6, 33).


L’épreuve du voyage

Seibane, membre du Dorothy, nous raconte les raisons de son émigration vers l’Europe. Il a 26 ans et il est malien. Il est arrivé en France en 2016. Dans le précédent Manœuvre, il racontait les raisons de son départ vers l’Europe. Dans ce numéro, il raconte son voyage. Le troisième et dernier volet portera sur son arrivée à Paris et son regard sur la France.

On peut se rendre en Algérie de deux façons différentes : soit de façon régulière, en avion ; soit de façon clandestine, en car puis à pied. Beaucoup de personnes utilisent les deux options. Les clandestins rencontrent plus de souffrances que les réguliers. Généralement, les clandestins n’ont pas de problème jusqu’au Sahara. Là, les problèmes commencent. Ils peuvent tomber dans la main des malfaiteurs qui les rackettent. S’ils n’ont pas d’argent, les agresseurs peuvent se montrer très violents, parfois même les tuer. Les racketteurs exigent des personnes qu’elles appellent leurs familles et leur demandent de l’argent. Cela se déroule dans le Sahara malien. Les réguliers, ceux qui vont en Algérie par avion, courent moins de dangers mais il y a quand même des obstacles : par exemple à l’aéroport, à Alger, il y a des arnaqueurs africains qui mentent à leurs frères noirs pour leur soutirer de l’argent.

Moi, je faisais partie des voyageurs en avion. Quand je suis arrivé, j’ai vu que la vie allait être très dure. Loin de ma famille, j’ai dû me débrouiller pour survivre. Il faut travailler. Les Africains travaillent dans le bâtiment. Beaucoup de patrons ne paient pas leurs employés, ou ne les paient pas entièrement. Cela m’est arrivé. Dans ces cas-là, tu ne peux rien faire. Il y a aussi des patrons honnêtes. Les ouvriers sont éreintés par le travail. J’ai donc été ouvrier, je vivais avec mes collègues africains directement sur les chantiers. On se construisait des abris en bois ou en cartons. Je suis resté un an dans ces conditions à Alger. A Alger, il n’y a pas de foyer où peuvent dormir les travailleurs immigrés. Les rapports avec la population algérienne sont difficiles. On est catégorisé en tant que noirs. Il y a parfois de la violence. Par exemple, quand j’étais là-bas, un jeune homme malien a été tué dans la rue par des agresseurs qui voulaient lui voler de l’argent. Personne ne l’a aidé, on a dû nous occuper de lui, et on a organisé son enterrement puis on a renvoyé son corps au pays. Dans la rue, il arrive souvent que des adolescents te voient et te jettent des cailloux et te crient dessus. Dans les mosquées, on est souvent mis sur le côté même s’il y a aussi des gens gentils et accueillants. Donc, il y a beaucoup de racisme. On résiste parce que la première chose qu’on se dit quand on quitte le pays, c’est qu’il faut éviter tout problème et ne pas faire de bagarre. Cette leçon te reste dans le crâne. C’était une vie très dure mais il y avait aussi beaucoup de solidarité entre nous, j’ai beaucoup appris. Je me renseignais régulièrement pour savoir s’il était possible de partir en Europe. Il y a des réseaux de personnes qu’on te fait rencontrer, tu les paies et ils organisent ton départ. Tu dois attendre longtemps avant que ce départ devienne réalité.

Un jour, enfin, j’ai reçu l’information qui me disait de partir. On est parti au Maroc, on a escaladé des montagnes, ça a duré toute une nuit. On s’est arrêté dans une grotte à côté de laquelle il y avait une forêt. On attendait, on attendait… On a partagé le peu de nourriture qu’on avait. La nuit suivante, on a encore marché et au petit matin on est arrivé sur les bords de la mer Méditerranée. On nous a indiqué un endroit où il y avait un zodiac assez loin de la côte. On a dû le porter jusqu’à la mer et là on l’a gonflé. Il était en mauvais état. On n’avait pas peur, on était prêt à affronter la mort. Notre destin était peut-être d’être les cadavres de la mer. Au petit matin, on a pris la mer. Vers 13h, un gros poisson a sauté hors de l’eau et la personne qui tenait la boussole a eu tellement peur qu’elle a laissé tomber la boussole qui s’est cassée. C’était dramatique : sans boussole, on était désorienté, on était perdu. Pour ne pas s’égarer complètement, on a fait des tours en rond sur l’eau, le temps de débattre entre nous de la décision à prendre. Une dispute a éclaté entre la cinquantaine de personnes présentes sur le bateau. Certains voulaient revenir en arrière, d’autres poursuivre le voyage. L’essence diminuait, l’anxiété augmentait. J’ai pris la parole et j’ai dit que c’était fou de vouloir rentrer sur la côte vu ce qu’on avait déjà consommé en essence. On n’allait jamais réussir à revenir. On a donc continué. Vers la fin d’après-midi, on a vu un bateau de pêche au loin. On a essayé de les rejoindre mais sans succès. Cependant, quelque temps après un hélicoptère est passé au-dessus de nous. Il y avait une croix rouge dessus. Est-ce que c’est le bateau de pêche qui a appelé les sauveteurs ? Je ne sais pas. Ensuite, un bateau avec une croix rouge est venu et on est monté dans le bateau. On est arrivé en Espagne dans la nuit, on était soulagé ! On est resté deux jours dans les locaux de la Croix-Rouge puis ils nous ont laissés partir. J’ai acheté un billet de train pour partir en France. Je n’avais presque plus d’argent. J’avais traversé la frontière mais entre Narbonne et Perpignan j’ai été arrêté par les contrôleurs. Ils m’ont demandé mes papiers. Ils m’ont amené au poste de police. J’ai passé trois jours en garde à vue. Le troisième jour, la police m’a reconduit en Espagne. A peine étais-je avec la police espagnole, celle-ci m’a dit de partir et je suis allé prendre le train à Barcelone avec le reste de mes économies. Je voulais à tout prix gagner la France. 

Contraint à partir

Seibane, membre du Dorothy, nous raconte les raisons de son émigration vers l’Europe. Il a 26 ans et il est malien. Il est arrivé en France en 2016. Dans le prochain numéro de Manœuvre, il décrira son voyage et son arrivée en France.

La grande majorité des pays Africains souffre d’un appauvrissement général depuis la décolonisation survenue il y a soixante ans. Le continent importe plusieurs produits de première nécessité prolongeant les systèmes d’échanges coloniaux. Les produits locaux restent sous valorisés, étouffant
toutes les possibilités de développement d’une industrie locale. L’Afrique souffre d’autres maux : guerres ethniques, corruption, mauvaise gouvernance. La croissance économique de l’Afrique ne s’accompagne pas d’une réduction effective de la pauvreté. Elle ne génère pas suffisamment emplois durables pour les jeunes. Elle est marquée par une forte inégalité dans le partage des richesses au profit des entreprises multinationales et des élites politiques. Seule une minorité de la population en voit les effets positifs. Cette situation résulte d’une carence de politique économiques adéquates pour prendre à bras le corps ces sujets.

Aujourd’hui l’Afrique dispose d’atouts important et stratégiques comme l’abondance de main œuvre. L’Afrique concentre aujourd’hui 550 millions de personnes en âge de travailler et en 2050 ce chiffre devrait atteindre plus d’un milliard devant la Chine et l’Inde. Près de 70% des jeunes de moins de 25 ans sont sans emploi. Les jeunes qui représentent environ 60% des chômeurs sont désespérés par l’absence totale de perspectives et cela se traduit par l’émigration. Il y a aussi un problème avec la monnaie. Le Franc CFA n’est pas adapté au Mali et à l’Afrique. Il n’est pas dans notre intérêt et il ancre notre dépendance envers l’Europe.


Ainsi après la triste époque de la traite des Noirs, l’Océan Atlantique est devenu un nouveau cimetière pour de nombreux émigrants africains. Le silence coupable de migrants africains sur le drame épouvantable de la migration illégale est inacceptable et condamnable. Les migrants se
retrouvent à faire passer le bien-être et l’amélioration de la situation économique de la famille avant de penser à leur propre cause. En effet la population restée en Afrique considère l’Occident comme une manne financière, ce qui fait que les migrants sont régulièrement sollicités pour couvrir les dépenses quotidiennes de leurs familles. Certains ont des vies inhumaines et en dessous du seuil de pauvreté, afin de subvenir aux besoins de leur familles restées là-bas. Ceux qui ne réussissent pas et
qui veulent rester dignes sont souvent condamnés à rompre le contact. Il n’est surtout pas envisageable pour ces personnes de retourner au pays car revenir les mains vides, sans ressources financière représente une profonde honte. Dès lors, beaucoup d’Africains choisissent d’être malheureux en terre étrangère plutôt que de subir le mépris social au pays.

A l’âge de dix ans, j’avais un projet. Je voulais devenir un grand philosophe, mais le temps n’a pas voulu et les moyens m’ont manqué. Je suis né et j’ai grandi dans une campagne. Il y a beaucoup de campagnes au Mali où il n’y a pas de l’école. D’où je viens, les enfants ne sont malheureusement pas
suivis scolairement par les parents. Ils ne contrôlent pas leurs enfants pour voir s’ils travaillent bien à l’école ou pas. Pour eux, le plus important c’est que les enfants travaillent quand ils n’ont pas école. Il y avait des élèves qui s’en foutaient aussi, ils allaient à l’école comme tout le monde mais à l’école ils n’écoutaient ni le professeur ni ne cherchaient à comprendre les leçons et ne faisaient pas les exercices à la maison. Il y en avait aussi qui travaillaient très bien.

Moi, j’étais parmi ceux qui travaillaient bien à l’école et j’étais même le responsable de notre classe pendant quelques années. Je me souviens qu’une année, je voulais abandonner l’école : cette année- là, mon professeur est allé jusqu’à chez nous pour expliquer à mes parents d’essayer de me convaincre de continuer l’école. Après, mes parents ont essayé de me parler, de me faire comprendre et j’étais d’accord avec eux. J’ai recommencé mes études jusqu’à arriver au CP. Là, j’ai été obligé d’abandonner l’école pour deux raisons : d’abord, mes parents ne voulaient pas que je m’éloigne d’eux et du village. Or l’école était loin et pour la suivre il fallait que je parte. Ensuite, j’aurais eu besoin d’argent si j’avais continué l’école. Or, mes parents ne voulaient pas donné d’argent pour cela. Du coup, j’ai commencé à travailler : pendant l’hivernage (la saison des pluies), je
m’occupais des champs, après l’hivernage, je m’occupais des bêtes et de l’entretien de la maison. Mon grand frère m’aidait dans ces travaux. Puis, mon grand frère a quitté le Mali. Moi aussi, j’ai eu envie de partir à Bamako pour me former professionnellement. Le problème, c’est que pour cela
j’avais besoin de gagner de l’argent et l’argent est en Europe ! Donc, j’ai voulu aller en Europe. Je savais que ça allait être difficile et que le voyage était dangereux mais je n’avais pas le choix. C’est important de comprendre que si tu restes au pays, tu es pauvre et tu es moins bien vu que si tu pars,
on te considère comme un bon à rien et tu seras moins respecté dans la population. Tu resteras toujours un pauvre malheureux dans la communauté.

La pensée du travail de Simone Weil

Cet article se divise en deux parties : 1/ extrait d’un texte de Simone Weil sur le travail manuel 2/ résumé d’une conférence du philosophe Robert Chenavier sur la pensée du travail de Simone Weil donnée au Dorothy en juin 2019.

1/ Extrait de (Simone Weil, « La personne et le sacré », Luttons-nous pour la justice – Manuel d’action politique, Peuple libre, collection Altercathos, juin 2017, p. 110-112).

« Une usine moderne n’est peut-être pas très loin de la limite de l’horreur. Chaque être humain y est continuellement harcelé, piqué par l’intervention de volontés étrangères, et en même temps l’âme est dans le froid, la détresse et l’abandon. Il faut à l’homme du silence chaleureux, on lui donne un tumulte glacé. Le travail physique, bien qu’il soit une peine, n’est pas par lui-même une dégradation. Il n’est pas de l’art ; il n’est pas de la science ; mais il est autre chose qui a une valeur absolument égale à celle de l’art et de la science. Car il procure une possibilité égale pour l’accès à une forme impersonnelle de l’attention. (Je passe le passage où elle veut crever les yeux à Watteau) Exactement dans la même mesure que l’art et la science, bien que d’une manière différente, le travail physique est un certain contact avec la réalité, la vérité, la beauté de cet univers et avec la sagesse éternelle qui en constitue l’ordonnance. C’est pourquoi avilir le travail est un sacrilège exactement au sens où fouler aux pieds une hostie est un sacrilège. Si ceux qui travaillent le sentaient, s’ils sentaient que du fait qu’ils en sont les victimes ils en sont en un sens les complices, leur résistance aurait un tout autre élan que celui que peut leur fournir la pensée de leur personne et de leur droit. Ce ne serait pas une revendication ; ce serait un soulèvement de l’être tout entier, farouche et désespéré comme chez une jeune fille qu’on veut mettre de force dans une maison de prostitution ; et ce serait en même temps un cri d’espérance issu du fond du cœur. (…)

Le travail physique est un certain contact avec la réalité, la vérité, la beauté de cet univers et avec la sagesse éternelle qui en constitue l’ordonnance.


Quand on leur parle de leur propre sort, on choisit généralement de leur parler de salaires. Eux, sous la fatigue qui les accable et fait de tout effort d’attention une douleur, accueillent avec soulagement la clarté facile des chiffres. Ils oublient ainsi que l’objet à l’égard duquel il y a marchandage, dont ils se plaignent qu’on les force à le livrer au rabais, qu’on leur en refuse le juste prix, ce n’est pas autre chose que leur âme. Imaginons que le diable est en train d’acheter l’âme d’un malheureux, et que quelqu’un,
prenant pitié du malheureux, intervienne dans le débat et dise au diable : « Il est honteux de votre part de n’offrir que ce prix ; l’objet vaut au moins le double. » Cette farce sinistre est celle qu’a jouée le mouvement ouvrier, avec ses syndicats, ses partis, ses intellectuels de gauche. Cet esprit de marchandage était déjà implicite dans la notion de droit que les gens de 1789 ont eu l’imprudence de mettre au centre de l’appel qu’ils ont voulu crier à la face du monde. »

2/ Conférence de Robert Chenavier : La pensée du travail chez SW (au Dorothy, juin 2019).

La philosophie du travail de Simone Weil fait converger deux lignes de pensée : celle de Platon et celle de Marx. On peut dire qu’elle forge une pensée platonicienne enrichie d’une théorie du travail et une pensée inspirée de Marx enrichie d’une prise en compte sur surnaturel. Tout en ayant sa pensée personnelle, Simone Weil est en effet fortement marquée par ces deux philosophes. L’idéal de Weil est une civilisation fondée sur la spiritualisation travail, où le travail serait un moyen d’exercer et de faire croître notre sagesse et notre intelligence du monde. Le travail n’est pas pour elle une activité subsidiaire, elle est l’activité par laquelle nous découvrons la condition humaine. Le travail se définit par les traits suivants : 1/ il est contact de la pensée avec le monde extérieur, 2/ combinaison de réflexion et d’action transformatrice, 3/ moyen de pénétrer le réel et de le faire sien. Autrement dit : par le travail, le monde se fait moins étranger, moins hostile, il accueille mon action comme l’empreinte de ma pensée et de ma liberté.

Évidemment, une telle vision est contrecarrée par les conditions de travail concrètes des personnes. La division du travail, par exemple, en tant qu’elle est répartition stricte des tâches justifiant une hiérarchisation sociale, est critiquée par Weil. De même le capitalisme, en tant qu’il est un système économique où le travail salarié des uns sert de levier à l’enrichissement financier des autres, est rejeté par la philosophe. Elle perçoit tôt que le système soviétique, faussement qualifié de « communiste » est en réalité un capitalisme d’un genre nouveau : « En Russie le patron est parti mais l’usine et les chefs sont restés ».

1/ Théorie de l’oppression

L’organisation capitaliste moderne du travail, dont l’archétype même est l’usine, est source d’oppression. Cela est perçu par SW dès son premier livre, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale(1934). Elle achève ce livre avant son entrée en usine. L’oppression, c’est quand certains commandent et d’autres exécutent et que les conséquences de cet ordre des choses sont néfastes humainement pour les seconds. Dans l’usine moderne, l’homme est scindé, on réclame de son corps des efforts immenses mais on ne cherche absolument pas à ce que l’esprit de l’homme accompagne et comprenne l’acte de production. Cela conduit au « malheur » qui se définit par les caractéristiques suivantes : séparation dualiste corps/esprit ; souffrance physique et moral ; sentiment d’extériorité par rapport à l’objet produit (ce que Marx entendait avec la notion d’« aliénation »). 

L’oppression est accentuée par le fait que la science et la technique modernes sont habitées par un idéal de progrès illimité. Elles ne tiennent pas compte de la notion de limite. Ainsi, aussi bien chez Marx que chez les théoriciens du capitalisme, il y a l’idée d’un développement illimité des forces productives comme si l’histoire humaine était marquée par l’augmentation progressive et positive des volumes de production. Pour SW, il faut non pas se libérer du travail mais faire du travail un lieu d’émancipation. Évidemment, ce n’est pas le seul lieu qui peut être émancipateur. La politique, la contemplation, l’amitié, par exemples, sont également des occasions de croître en liberté d’esprit et en force d’âme. Question : comment faire du travail un lieu d’émancipation ? Il faut pour cela passer « d’une nécessité subie à nécessité méthodiquement maniée ». Autrement dit : ne pas subir passivement la puissance des choses et des machines et s’adapter à elles mais faire coïncider la pensée et l’action dans la maîtrise des choses. Cela suppose des lieux de production libérés de l’impératif capitaliste de maximisation du profit et d’utilisation de la force de travail comme une simple « ressource humaine ». Au fond, il s’agit de rendre la personne maître de son travail et non plus soumise à lui. SW n’est pas anti-machine. L’enjeu est pour elle de repenser l’usage de la machine et veiller à ce que les innovations techniques soient faites dans l’intérêt des personnes qui vont les manier. Cela suppose de « supprimer » le taylorisme en tant que méthode de production. 

2/ Expérience en usine  

Elle s’engage chez Alsthom puis chez Renault durant les années 1934-1935. Expérience de la souffrance et du malheur tel que défini précédemment. Soumise à des cadences, impuissante à penser l’ensemble des mécanismes de production, réduite au statut d’instrument bon à produire. Par les méthodes et les procédés, les ouvriers spécialisés voient leurs membres et leurs esprits rompus. Comment demander la révolution dans ces conditions ? Comment croire qu’une classe qui n’est rien va d’un coup devenir le tout ? Il y a là un espoir compréhensible mais c’est sans doute une illusion. Ce qu’il faut, c’est réparer les usines de l’intérieur en les faisant changer d’orientation et d’organisation. Cela suppose aussi une activité d’ordre politique accomplie au niveau supérieur, à l’échelle historique, de penser la révolution dans le temps long d’améliorations successives.

3/ Travail et spiritualité

Le travail est une nécessité : il nous faut travailler pour vivre. La confrontation avec le réel est ce par quoi nous devons passer pour exister. C’est une occasion d’incarnation mais c’est aussi une expérience douloureuse car le travail est négociation permanente avec l’ordre de la nécessité naturelle. Dans ce face-à-face avec les contraintes du monde, je fais l’expérience de ma finitude et des limites que m’impose le réel, je libère mon désir de surnaturel, c’est à dire d’aller au-delà de l’ordre des choses. La contrainte d’ordre naturel n’est donc pas mauvaise en soi, elle peut au contraire être l’occasion de comprendre ma condition humaine. Ce qui est mauvais, c’est la contrainte sociale, “l’oppression”, l’instrumentalisation du travail des uns pour les intérêts des autres. Souvent l’oppression se couvre du costume de la nécessité naturelle. Elle fait comme si ce qu’elle imposait à ses esclaves n’étaient pas de son fait. Il faut donc revenir au travail comme pur face-à-face avec la nécessité naturelle. C’est la raison pour laquelle SW s’est intéressée à toutes les activités répondant à un besoin humain évident telle que l’agriculture par exemple. Bien compris, le travail n’est pas une punition de Dieu mais une peine et un effort parce qu’il ramène à la nécessité des choses. Ce que remarque SW c’est que lorsque le travail est bien organisé et qu’il évacue toute scission corps/esprit il peut être le lieu du déploiement de la pensée, du consentement à la vie et donc d’une plus grande liberté de l’esprit. Par le travail ainsi défini, je m’incarne davantage dans le monde. Le consentement au travail n’est absolument pas synonyme de soumission devant la contrainte sociale. Devant celle-ci, la révolte est légitime (cf. Grèves et joie pure, autre ouvrage de SW : https://editionslibertalia.com/catalogue/a-boulets-rouges/simone-weil-greves-et-joie-pure )

Pour prolonger : https://www.franceculture.fr/oeuvre-simone-weil-une-philosophie-du-travail-de-robert-chenavier.html