Accueillir

Accueillir

Partage de pensées sur Le Dorothy en tant que lieu d’accueil. Par Foucauld. Octobre 2020.


« Je voudrais enserrer le monde dans un réseau de charité » affirmait magnifiquement Frédéric Ozanam, le fondateur de la Société Saint-Vincent de Paul au 19e siècle. Cette phrase m’a toujours plu et enthousiasmé, je pense qu’il n’est pas inutile de la convoquer au seuil d’une courte réflexion sur le rôle du Dorothy en tant que lieu d’accueil et de liens interpersonnels.

En tant que café associatif, nous sommes en effet amenés à accueillir et à rencontrer beaucoup de personnes d’horizons divers. Quel rapport aux personnes édifier dans un tel lieu ? Comment y œuvrer à l’harmonie, à la concorde et à la créativité ? Comment procéder pour que les libertés et les personnalités, plutôt que de s’entrechoquer, se contourner ou se blesser, s’inspirent, se nourrissent et se stimulent ? 

Dans les lignes qui suivent, j’essaie, à partir de l’expérience de bénévole qui est la mienne, de proposer quelques pistes.

Notre première tâche consiste à accueillir des personnes toutes uniques. Il faut que les personnes qui pénètrent au Dorothy rencontrent des personnes, non qu’elles se heurtent à une « structure », un système. Notre monde est plein de structures impersonnelles et mécaniques où la conscience ne semble pas avoir sa place tant les fonctions et les finalités poursuivies sont lointaines et générales. L’homme singulier y est un numéro, l’exemplaire d’une catégorie générale, un statut. L’échange direct et de cœur à cœur y est presque impossible, non parce que les personnes qui y travaillent sont cruelles, lâches ou sans âme, mais parce qu’un ensemble de procédures, de contraintes et de fonctionnements s’interposent entre les hommes et les plient à leur loi d’airain. D’où le fait logique qu’en de telles structures la responsabilité est souvent introuvable. 

Un accueil véritablement humain repose sur l’attention et la disponibilité. Accueillir, c’est recevoir la personne qui advient comme dotée de dignité, c’est à dire comme un être qui n’a pas à « faire ses preuves » mais dont la valeur est déjà présente, donnée, à reconnaître et à contempler comme une évidence. Dorothy Day n’a cessé de répéter que l’autre n’est pas à aimer parce que le Christ nous le demande, mais parce qu’il est l’image même du Christ, c’est à dire de l’Amour. Porter ce regard sur autrui n’est ni toujours spontané, ni toujours aisé, cela s’apprend et se cultive, cela suppose de dépasser nos humeurs et nos affinités naturelles. Je dirais même que cela exige la conversion de tout notre être à l’amour auquel l’Évangile ne cesse de nous inviter comme à une promesse accessible et heureuse. De cette conversion jaillit une nouvelle manière de voir le monde et les personnes qui le peuplent. Une lumière nouvelle, venue de Dieu et reçue dans la foi, enveloppe les choses et les êtres, nous les rendant tout à la fois extrêmement concrets et mystérieusement surnaturels. La lumière de la foi n’éloigne pas du monde, elle donne au monde sa véritable épaisseur, sa texture divine. 

Pour nous chrétiens, la dignité est indissociable de la personne humaine, image de Dieu, destinée au bien et capable de bien. Avoir foi en Dieu et avoir foi en l’homme est un geste indissociable. Car avoir foi en l’homme, c’est avoir foi dans le fait que chacun peut se hisser très concrètement, si les conditions sociales l’y encouragent, à la hauteur de sa propre image divine. C’est exigeant, peut-être fou – c’est un acte de foi ! – mais cet acte de foi peut trouver, dans l’expérience, de belles raisons de se maintenir et de prospérer. 

Une certaine charité mal comprise nous persuade qu’accueillir revient à accepter tout de l’autre. C’est une erreur. Une erreur compréhensible car on pense échapper par elle à la culpabilité découlant d’une difficulté à incarner l’autorité d’une part, au conflit dont on craint l’issue d’autre part. Pourtant, aimer l’autre, c’est désirer et œuvrer à son bien. Si son attitude est contraire à son bien et au bien commun, il est légitime et nécessaire de fixer des limites et d’exiger le respect d’autrui. Par exemple, écouter n’est pas subir un questionnement intrusif. Autre exemple : faire preuve de compassion n’est pas tolérer des comportements indécents ou déplacés. En chaque situation, il faut discerner où se situe le bien, c’est à dire le chemin souhaité par Dieu pour cette personne, à ce moment précis. Ce chemin est forcément un chemin de charité, c’est à dire d’amour et de bonheur, mais la charité possède de multiples langages. Elle peut donc prendre des formes variées, de l’écoute la plus sincère à la fermeté la plus nette. 

Dieu nous appelle à nous donner mais il est faux et dramatique de penser que le don implique forcément la souffrance. Le Christ nous a avertis sur le fait que la souffrance et le rejet surviendraient si nous le suivions jusqu’au bout, mais il ne nous a pas demandé de chercher la souffrance comme on recherche un critère de légitimité. L’originalité de l’Évangile est au-delà de l’appel au don de soi ; elle se trouve dans l’idée révolutionnaire que du don de soi découle le véritable bonheur. Certes, désirer mettre le don au centre de sa vie implique sans doute de mourir en partie à soi-même, c’est à dire d’apprendre à se décentrer, d’apprendre à voir la vie comme une tâche de dépense de notre être intérieur, non comme un exercice d’accumulation d’avoirs matériels. En ce sens, se donner revient à refuser la possession et la maîtrise de soi par soi. Donner, c’est se déposséder car c’est faire place en moi à ce qui est autre que moi. Cette capacité au don n’est pas figée comme une caractéristique naturelle. Elle n’est pas une « qualité individuelle », un « skill » comme se plaît à nous l’enseigner la non-pensée managériale contemporaine. Car cette capacité se demande à Dieu, se reçoit de Lui et se cultive avec Lui comme une grâce, s’élargissant à mesure que l’inspiration divine creuse en nous ses voies et ses appels. Sur ce point, il nous faut être à la fois pleinement humble et pleinement fou. Humble : mesurer et reconnaître lucidement jusqu’à quel point je peux me donner, aux différentes étapes de ma vie, sans sombrer dans la dangereuse illusion de me croire un surhomme. Fou : ne cesser de demander à Dieu les ressources intérieures à un plus grand don de moi-même, ne cesser d’aiguiser en moi le désir de sainteté, vocation véritable à laquelle Dieu destine tous ses enfants. La vocation, au sens plein du terme, n’est pas, par un doux matin d’octobre, se sentir une âme de banquier, de footballeur ou bien d’artiste ; c’est se découvrir appelé à un don total de soi-même transcendant nos différents secteurs de vie (professionnel, familial, associatif, politique…)

L’accueil véritable ne se satisfait pas d’une relation où la répartition des rôles entre celui qui donne et celui qui reçoit est figée dans une asymétrie. Il vise une relation plus égalitaire où chacun est invité à donner à son tour. Et cela non pas parce que nous sommes attachés à l’idéal budgétaire de la Banque Centrale Européenne des comptes à l’équilibre, mais parce que nous croyons que l’homme est un être social et créateur qui aspire à participer à une œuvre collective le dépassant, par laquelle et dans laquelle il peut se reconnaître. Cela signifie concrètement que chacun doit être invité à faire vivre « selon ses moyens » l’œuvre collective dont il bénéficie par ailleurs. Il faut sans cesse faire place, guetter les bonnes volontés, se faire médiateur entre les bonnes aspirations et leur concrétisation, déminer les timidités et les hontes, être aimant, rassurant, inspirant. Ne pas exiger mais inviter ; ne pas immobiliser mais encourager. Tâche infinie, tâche exigeante, tâche exaltante ! L’être humain n’est pas fait pour des buts moyens mais pour des fins élevées. Le manque d’humilité, c’est de penser que de telles fins sont faciles à accomplir, non de penser qu’il est possible de les viser. 

Le bien commun n’est pas une réalité figée, donnée une fois pour toutes, mais une réalité vivante et dynamique, qui demande à être créée. Au Dorothy, le bien commun consiste à se laisser inspirer par l’Évangile pour animer un lieu de cohabitation (café associatif et ateliers de travail), d’entraide (activités de solidarité) et de formation (activités intellectuelles, artistiques et manuelles). Il est possible que d’un tel lieu émanent des désirs d’engagement et de mobilisation politiques, des idées de combats et des modes d’organisation particuliers. Le Dorothy consiste également à mutualiser les forces et répartir les efforts afin de maintenir un lieu fonctionnel, en état de marche. Le Dorothy ne tient que par une mise en commun permanente et renouvelée de ressources morales (écoute, échanges, discernements…), spirituelles (prières communes, retraites…) ou matérielles (temps, services…). 

J’aime l’image du feu qui brûle dans la cheminée : la cheminée, c’est le lieu ; le feu, c’est l’activité qui s’y produit. Si nous restons assis devant le feu, si peu à peu nous nous encroûtons et nous nous empâtons, le feu s’éteint. Restent de gros corps las, avachis sur des fauteuils, dans une lourde atmosphère tiède et enfumée, qui se racontent leur vie passée en se désespérant du temps présent. Au contraire, si nous ne cessons de chercher du bois et de nourrir le brasier, le feu grandit, la joie aussi, la vie ne cesse de se développer autour de la cheminée, souvent de manière inattendue et étonnante. Tel peut être notre état d’esprit : intégrer à l’œuvre d’alimentation du feu qui crépite toujours plus de nouvelles personnes. Se convaincre qu’il n’y a pas de petits rôles ; que l’acte de créer un lieu n’est jamais derrière soi mais dans le présent et l’avenir ; que balayer la cendre tombée de l’âtre sur le sol est utile au même titre que d’aller dénicher de nouvelles réserves de bois. Dans cette œuvre, il faut veiller à ne pas basculer dans l’activisme. Le feu s’alimente mais il se contemple également. Ce qui signifie qu’il est crucial de se ménager des temps de repos, de poésie, de rêverie… Cela est d’autant plus important que c’est dans cet état de disponibilité et de désœuvrement que peut survenir un événement inattendu, que peut faire irruption un « prochain » inconnu, que peut naître et s’élever en soi un désir nouveau. L’essentiel restera toujours la chaleur qui vit dans les cœurs, non mesurable par l’intensité du feu qui brûle, car, oui, « c’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres qu’ils reconnaitront que vous êtes mes disciples » (Jean 13-35).

Il n’y a pas de communion sans justice.

Il n’y a pas de communion sans justice.

Par Anne Waeles.

Si nous désirons retrouver la messe, nous ne sommes pas victimes d’une injustice.

Mais il faut savoir pourquoi nous désirons la retrouver. L’eucharistie est le lieu où le Christ se donne pour que nous formions réellement son corps, et que nous puissions nous mettre au service de l’avènement de la justice du royaume de Dieu. Comme corps du Christ, nous voulons dénoncer toutes les injustices commises par le pouvoir politique sous couvert de confinement ces dernières semaines : violences policières racistes, parcage de migrants dans des gymnases au mépris de toute utilité sanitaire, dédain des soignants que l’on sacrifie après avoir dégradé leurs conditions de travail ces dernières années et sans rien proposer aujourd’hui pour la revalorisation de celles-ci, absence de régularisation des sans-papiers que l’on peut laisser crever après avoir usé leur force de travail dans nos chantiers de construction publique ou nos cultures…

Et nous sommes tous victimes d’injustice quand nous voyons se dessiner les projets étatiques post-confinements les plus délirants, du projet de relance au profit des entreprises les plus polluantes à l’application de surveillance Stopcovid. Injustice du renforcement du pouvoir de l’État sur nos corps et nos esprits, mépris de cette machine qui ne nous juge bons qu’à produire, consommer, et rester en vie, mais sans aucune finalité.

Bien sûr qu’il nous paraît risible que la seule chose que l’on soit autorisé à faire après le 11 mai, c’est produire et consommer, et nous savons bien que nous vivons en réalité d’une autre nourriture. Nous ne désirons pas consommer mais être consommé1, incorporés au corps du Christ et vivre de sa vie. Nous croyons dans la puissance du sacrement, mais aussi que le Seigneur se donne à chaque instant. Et nous ne voulons pas détourner le sens de la messe en réclamant une pratique individualiste et consumériste – je veux la messe, tout de suite ! – qui nous servirait de confort spirituel, mais nous désirons communier pour être rendus capables de vivre de Dieu au milieu de tous nos frères et sœurs humains, souffrants avec chaque membre souffrant de l’humanité.

Nous ne désirons pas retrouver les célébrations comme avant, mais nourris de nos expériences spirituelles de silence, de lecture de la Parole (et de partage de celle-ci avec d’autres quand nous en avons eu la chance), nous désirons retrouver l’eucharistie comme sacrement du corps tout entier, comme communion de tous, où chaque baptisé édifie ses frères et sœurs en témoignant par sa parole de sa relation unique au Christ, et où tous ensemble nous nous rendons capables de répondre aux cris des hommes victimes de violences, d’injustices, de mépris, par le cri d’amour et de justice de Dieu.

Et si nous acceptons avec joie de jeûner encore de l’Eucharistie quelques temps, c’est parce que nous savons que l’Esprit souffle où il veut, et qu’il continue à nous travailler tout spécialement en ces temps de privation, où nous voulons être unis aux souffrances de tous ceux dont la misère s’aggrave, ceux qui connaissent nouvellement des situations de privations et de dégradations sociales, les femmes victimes de violences conjugales dont la recrudescence est effroyable, les personnes de la rue qui ne collectent plus assez de monnaie pour trouver un abri le soir, les racisés victimes de violence policière, et tant d’autres dont le nombre est si grand qu’il nous faudrait des vendredi saints chaque semaine pour comprendre que le Christ est venu offrir sa vie en priorité pour eux.
Nous voulons aussi être en communion avec nos frères et sœurs musulmans qui jeûnent dans la solitude et ne peuvent se retrouver pour partager la joie des iftars et la paix des prières communes, en communion avec les juifs et tous les autres croyants. Nous ne voulons retrouver le chemin de nos églises que s’ils retrouvent le chemin de leurs mosquées et synagogues.
Nous acceptons ces privations comme un honneur, car nous ne voulons rien réclamer de cet État indigne, surtout quand de l’autre côté l’Église s’empresse de se montrer bon élève et de se faire féliciter de ce qu’elle respecte les règles, alors que nous n’avons pas besoin d’autorisations de sortie pour écouter les personnes en galère au pied de notre immeuble ou pour aller chez la voisine qui se fait battre par son mari.
Nous acceptons de jeûner de la messe pour mieux offrir à Dieu le jeûne qui lui plait, « défaire les chaînes injustes, délier les liens du joug ; renvoyer libre les opprimés, et briser tous les jougs (…), partager ton pain avec l’affamé, héberger chez toi les pauvres sans abri, si tu vois un homme nu, le vêtir, ne pas te dérober devant celui qui est ta propre chair » (Isaïe 58, 6-8)

Pourtant nous avons tellement besoin de l’eucharistie, pour demeurer en Dieu et recevoir la vie. Pas la vie nue que nous promet le gouvernement, mais la vie divine qui est seule source d’amour. « Si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous », « Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. » (Jean 6, 53-56 )
Sans le Christ nous ne pouvons pas même lutter pour la justice divine ; nous ne savons bien souvent qu’ « opposer l’injustice à elle-même »2. Et nous avons encore besoin de l’eucharistie parce que la justice ne suffit pas, mais est parachevée dans l’Amour, qui se donne tout entier à chaque messe.
« La longue revendication de la justice épuise l’amour qui pourtant lui a donnée naissance. »3 Il nous faut revenir à la source, sans quoi notre coeur se décharne.

Si nous espérons un jour la communion de toute l’humanité, nous voulons participer dès ici-bas à l’accroissement de sa réalité, non en nous considérant comme mis à parts pour le salut, mais comme responsables de chaque miette reçue de la présence réelle pour faire grandir le corps tout entier. Puissent ces jours d’attente faire croître en nous ce désir et le sens de cette responsabilité.

Anne Waeles

1Cavanaugh, théologien américain

2Camus, Retour à Tipasa

3Camus, toujours

image : L’amour rend grâce, Malel

L’enracinement

Quelques réflexions sur un terme à la mode. Par Foucauld Giuliani.

Le terme d’enracinement a la cote, notamment parmi les chrétiens.  On place dans ce mot des vertus magiques, on y associe le pouvoir presque miraculeux de nous réconcilier avec nous-mêmes, avec les autres et avec le monde. 

Ce mot fait écho au désir d’un mode de vie authentique et bon où le temps cesserait de nous « manquer », où la vie cesserait de s’apparenter à une course jalonnée de gestes éphémères et oubliés à peine commis, où les autres deviendraient les alliés d’un approfondissement de notre être. Approfondissement de notre être, c’est-à-dire aiguisement de notre conscience, augmentation de notre connaissance, perfectionnement de notre relation aux autres.

L’enracinement est une idée sans doute juste dans son principe mais qui si elle est imaginée plus qu’expérimentée peut déboucher sur son contraire, se renverser sur elle-même et perdre tout son potentiel révolutionnaire. Quel sens donner au concept d’enracinement ? Comment décrire les besoins humains qu’il traduit ? Comment se mettre en situation de le vivre ?

Le succès du terme traduit en creux l’affaiblissement du grand récit de la mobilité heureuse pour tous promu par la mondialisation. Comme tout processus historique de grande ampleur, la mondialisation a besoin de récits qui lui rallient les imaginaires et les désirs des individus. De ces récits, elle tire sa force et la légitimité d’être et de se poursuivre. La mondialisation s’appuie, par exemple, sur des représentations publicitaires mettant en scène le rêve du déplacement ultrarapide et du dépaysement facile. Elle assimile ces velléités de mouvement à des valeurs positives (ouverture d’esprit, curiosité) et en étend l’empire sur les esprits. Cependant, le rêve de se déplacer partout, à tout moment, a aujourd’hui du plomb dans l’aile. Premièrement, il est évident que seuls les plus riches sont en situation concrète de bénéficier du principe de libre circulation. Pour les autres, ce qui est au goût du jour, c’est la consolidation des frontières et l’érection de murs. La libre circulation n’est certainement pas une norme juridique universelle mais la marque d’une domination économique et politique. Deuxièmement, le rêve affiché d’un monde où chacun pourrait se déplacer à sa guise est en contradiction flagrante avec les exigences de l’impératif écologique. On se trouve donc devant un rêve intenable pratiquement. Troisièmement, l’identification de la libre circulation aux quatre coins du monde au bonheur est de moins en moins crédible. Le visionnage de quelques publicités touristiques persuade facilement que sous les louanges du dépaysement gît l’expérience décevante du divertissement folklorique effectué pour se changer les idées noires. Le récit de la mobilité comme mode de vie conduisant au bonheur est certes considérablement affaibli mais demeure solidement implanté dans les esprits.

Répondrons-nous à ce récit de l’hypermobilité heureuse par un autre récit de pacotille ? Certains s’y emploient avec application, recyclant et actualisant les vieux clichés de l’extrême droite. Dans leurs bouches, « l’enracinement » est pensé comme l’acte de reprendre en charge un patrimoine culturel et historique fantasmé comme pouvant faire office de barrage aux tendances individualisantes de l’hypermodernité. Il s’agirait alors de forger un projet civilisationnel français, assis sur le sentiment de la fierté nationale et sur la conscience de la grandeur de l’histoire du pays. A nos yeux de croyants en Dieu, une telle attitude est grevée dès l’origine par l’idolâtrie du temporel et par le sacrifice de la vérité sur l’autel de la volonté de puissance et de la raison d’Etat. Dès lors : quelle autre conception de l’enracinement développer ? 

Le mot enracinement renvoie au registre du végétal. Or, l’homme ne peut pas être enraciné à la manière d’un arbre pour la raison simple que sa terre n’est pas la nature mais une patrie céleste qui, si elle se laisse pressentir et expérimenter ici-bas, n’en demeure pas moins insaisissable et inconnaissable dans sa totalité. L’apatridie n’est pas seulement une condition juridique, c’est aussi une condition existentielle valable universellement. L’idée d’enracinement est porteuse du risque de la naturalisation d’une condition originellement surnaturelle, elle peut même conduire à la sacralisation d’une condition historiquement déchue de l’état de grâce. Ce double écueil est à déceler. Il s’agit de se maintenir coûte que coûte dans « la nostalgie du pays qu’on ignore » (Baudelaire), ce qui n’équivaut pas à se complaire dans une vie désespérée mais à s’ouvrir à l’absolu. 

Notre vie métaphysiquement déracinée se joue dans le double cadre d’une histoire-errance (car la foi ne nous emplit pas continuellement de fond en comble) et d’une histoire-pèlerinage (car la foi nous fait voir un chemin de vie particulier où l’isolement n’existe plus). Nous errons, apatrides, mais nous pélerinons, croyants, vers une patrie dont la promesse nous pousse à tenter de vivre de la charité de Dieu. Il ne s’agit pas de vivre comme si nous étions au paradis et comme si nous étions des anges mais de vivre de l’amour qui seul prévaut aux yeux de Dieu. Toute vie humaine moins enracinée qu’en chemin vers son enracinement n’en reste pas moins hôte de l’espace du monde.  

Pour le chrétien, le concept d’enracinement est recevable s’il désigne l’élaboration d’espaces de vie (de la maison familiale à la paroisse en passant par des lieux plus polymorphes comme des cafés associatifs) où le soin apporté et les actes effectués donnent lieu à pratiquer collectivement l’Evangile. L’enracinement produit un lieu où des personnes s’impliquent fidèlement, dans la durée.  Dans la perspective chrétienne, c’est l’attitude de s’enraciner elle-même qui accouche du lieu. On ne s’enracine pas dans un passé, dans un pays ou même dans une histoire car le lieu d’enracinement ne préexiste pas à l’acte même de s’enraciner. Il existe toujours le risque de fétichiser des réalités (la nation est un exemple) en les pensant comme étant en elles-mêmes propres à l’enracinement. Céder à ce risque, c’est évacuer le fait que l’enracinement est une opération créatrice, exigeante et qui nécessite l’inspiration collective, et dont les terrains ne sont jamais prédéfinis. Ce risque conduit à identifier l’enracinement à la dépossession de soi au nom de cultures collectives qui précéderaient et domineraient les personnes de toute leur prétendue grandeur. L’enracinement devient alors annihilation de la vie alors qu’il est, en son fond, occasion de vivre intensément. Dans ce cas, il se transforme en son contraire : il n’est plus jaillissement fécond de vie mais congélation morte du présent au nom du passé ; il n’est plus expérience de liberté mais répétition (forcément comique et artificielle) de l’histoire. Paradoxalement, ceux qui présentent l’enracinement comme un devoir générationnel et une simple démonstration d’estime envers le passé en sous-estiment les exigences et les difficultés car s’enraciner est un immense défi. Parler d’enracinement national n’a pas grand sens car on ne se représente pas bien à quels lieux réels cet acte renvoie. Il y a de grandes chances pour qu’un tel projet dégénère en narcissisme nationaliste. L’enracinement au sens chrétien est à créer et à recommencer continuellement. A travers lui est repris la tentative de réinsérer un peu d’Evangile dans le cours de l’histoire si aveuglément indifférente à lui. 

L’enracinement au sens chrétien se concrétise là où foi et charité se déploient et font preuve de créativité. Finalement, l’enracinement ainsi compris consiste à animer un point de l’espace en s’efforçant de vivre l’ensemble des conséquences pratiques de la foi. Un tel lieu est forcément hospitalier. L’autre (l’étranger, l’handicapé, le marginal) y est considéré comme un être doté de dignité et non pas comme une gêne nuisible. Les personnes enracinées sont tout les personnes actives dans un lieu tel que nous l’avons décrit, les personnes sans lesquelles ce lieu n’existerait pas. Agissant pour le faire vivre, elles n’ont jamais fini de l’édifier et de le façonner. Le lieu est continuellement en cours d’apparition, de création. Les personnes ne sont pas rivées au lieu comme à un piquet. Elles le fréquentent, elles le modèlent, elles y viennent, elles en repartent. Le Christ est le modèle même d’un enracinement permettant le mouvement pour l’accomplissement d’une très haute mission : trente ans de vie villageoise, de vie de labeur et de sociabilité galiléenne nourries précèdent trois ans de vie publique où il sillonne la Judée avec ses disciples. Il n’aura alors cesse de relier les corps, les esprits et les coeurs, provoquant sur son passage les mouvements de foule les plus passionnés et les plus contradictoires. L’un des effets de son voyage missionnaire aura été “d’enserrer le monde dans un réseau de charité”(Frédéric Ozanam). L’enracinement joue ici comme la prise d’élan nécessaire au considérable effort physique et spirituel que son apostolat implique.

L’enracinement n’est pas l’enfermement : s’engager à fond dans un lieu permet paradoxalement d’en sortir sans se perdre. Les alentours sont connus, reconnus, chéris ; les personnes qui y vivent ont souvent un nom, un visage, une histoire. Les nécessités s’offrent alors tout naturellement en matière à l’action. A l’idée si volontariste et si ego-centré – et, soulignons-le, si moderne – de projet se substitue l’irruption toujours neuve de l’événement : nous comprenons que la première tâche est de répondre à celui-ci, de faire preuve de suffisamment d’attention pour ne pas rater les demandes qui foisonnent autour de nous. Telle personne nous apparaît comme souffrant d’isolement, une autre en manque d’oeuvre collective, une dernière rongée par le sentiment infondé de sa nullité… Essayer de répondre à ces demandes suppose déjà de les avoir entendues. Le risque est alors de se sentir écrasé sous leur nombre et débordé par leur urgence. C’est ici que la richesse de l’action collective donne toute sa mesure. Dorothy Day développe cette idée à la fin de son autobiographie, La longue solitude “Nous ne pouvons aimer Dieu que si nous nous aimons les uns les autres, et pour nous aimer, il faut que nous nous connaissions à la fraction du pain. Nous ne sommes plus jamais seuls. Le ciel est un banquet même avec une croûte de pain, lorsqu’il y a des camarades. Nous avons tous connu la longue solitude et nous avons appris que le seul remède, la seule solution, c’est l’amour, et que l’amour vient avec la communauté.” Ne nions pas le défi que cela représente, ne jouons pas aux surhommes : oui, il arrive de se sentir dépassé, d’échouer, de blesser l’autre ; oui,  il arrive d’être fatigué, de vouloir rester terrer chez soi ; oui, il arrive de se sentir le coeur rempli de colère et de ne plus savoir comment procéder pour faire un peu de bien dans ce monde. Dorothy Day, encore : “A certains moments, (…) cela a été rude et terrible ; notre foi même en l’amour a été mise à l’épreuve du feu.” Toutes les détresses inhérentes à l’action, il importe de les partager les uns avec les autres et de les déposer devant le Christ, le Sauveur auquel va notre espérance et notre soif de salut. Sans Lui, nous nous affaissons et nous nous émiettons dans mille rages inutiles.

L’enracinement détruit l’anonymat dépolitisant propre au monde urbain contemporain. Il limite la tentation de basculer dans le nihilisme désespéré auquel nous destine le sentiment d’impuissance. L’enracinement est donc la première condition de construction de liens sociaux réels. Il est le meilleur antidote à l’emprisonnement en soi – l’esseulement – et à l’absence de vie commune – l’individualisme. Ce dernier n’est pas une tare morale mais une tendance inhérente aux sociétés où l’enracinement fait défaut. Nous pensons que le désir d’enracinement est particulièrement vif aujourd’hui dans les rangs de la jeunesse même si les moyens de le concrétiser font souvent défaut, et cela pour de multiples et bien compréhensibles raisons : contraintes économiques, injonctions morales contradictoires, harcèlement par les dispositifs technologiques.

On séjourne dans un lieu sans pour autant y épuiser tout son être et tout son temps. Le lieu déborde la présence de chacun. L’enracinement n’est pas l’installation. Leur point commun est l’ancrage dans un point précis du monde. Cependant, là où l’enracinement est ancrage en vue de la relation, de la rencontre et de l’ouverture, l’installation s’opère en vue du repli sur soi, du confort et de la solitude individuelle ou familiale. Elle n’est pas mauvaise en soi mais est porteuse de gros risques parce que les valeurs bourgeoises de nos sociétés la font rimer avec propriété individuelle et illusion d’autosuffisance. En cela, elle nous pousse presque mécaniquement à oublier la nécessaire sortie de soi enclenchée par la charité. Plus les craintes d’une apocalypse écologique et d’un conflit social aggravé augmentent, plus croît la tentation de s’isoler du reste de ses semblables et de vivre en îlot avec les siens, dans le décor rassurant et ouaté de ses biens. Attachement au proche, l’enracinement est une façon d’expérimenter sa finitude : ses exigences nous arrachent aux sphères périlleuses de l’imagination pour nouer avec le monde et les personnes un rapport vraiment réel. Nous n’imaginons plus notre vie, nous la saisissons dans sa rugosité. Il n’y a plus d’esquive possible, ce qui est là me sollicite, je ne peux plus le contourner ni l’oublier. L’enracinement purifie par la connaissance de soi-même qu’il apporte et par les rencontres non choisies qu’il met sur ma route. 

Il saute aux yeux que la perspective pratique de l’enracinement peut sembler fantasmatique ou impossible. Impossible elle l’est, comme tout ce que ce que nous dit le Christ si nous l’entendons comme une injonction morale et rationnelle. Car le Christ ne cesse de nous répéter que sans Dieu ce qu’il demande ne peut que rester lettre morte. Notre tâche spirituelle n’est donc pas de pratiquer l’Évangile séparément de Dieu – ce qui n’aurait aucun sens – mais de nous incorporer suffisamment à Dieu pour que l’Évangile soit enfin possible, libère sa puissance concrète. La foi au sens d’expérience de Dieu est donc la première grâce à demander, sans laquelle la volonté de pratiquer la charité débouche sur de redoutables affres psychologiques (sentiments de culpabilité, sentiments de nullité, révolte contre un Dieu jugé trop exigeant pour l’homme etc). Être enraciné ne signifie pas être parvenu à sa bonne place ou à sa place définitive. Nous ne sommes jamais arrivés ; le lieu n’est jamais achevé à la manière d’un cocon où le confort serait définitif. Être enraciné signifie travailler à réunir les conditions matérielles et spirituelles pour vivre, en un point de l’espace, l’appel évangélique. Un lieu au sens chrétien est un espace où l’homme se fait écoute de Dieu et récepteur de sa volonté. Le lieu est dès lors un point d’intersection entre Dieu et l’histoire. Que nous soyons inférieurs à cette tâche ne veut pas dire qu’il faille y renoncer comme à une chimère. L’enracinement traditionaliste est dangereux parce qu’il sacralise une histoire et une culture, choses toujours relatives et mélangées ; le déracinement capitaliste est condamné parce qu’il est une idolâtrie de la liberté et de la propriété qui aboutit à la destruction du monde ; seul l’enracinement au sens chrétien, foncièrement paradoxal, se présente comme un témoignage valant simultanément pour la vie et pour Dieu. Un lieu d’enracinement permet d’approcher notre condition humaine et ce qui s’y joue en tant qu’appel. 

A l’enracinement est souvent opposée l’idée que se limiter au “local” est inefficace du point de vue de l’histoire “globale” et de la marche du monde. Pourtant, l’implantation locale est la seule implantation possible qui ne soit pas abstraite. Elle n’est pas contradictoire avec l’idée d’un engagement ayant une signification universelle. Bien plutôt, elle est la condition inévitable d’une action vraiment universelle, c’est à dire d’une action qui refuse de faire fi des singularités et des différences. L’enracinement bien compris n’est pas enfermement communautaire mais approfondissement de la sensibilité et épreuve de l’esprit, il est une manière de vivre enfin réellement l’amour pour les hommes, dans la diversité des rencontres et des événements. On peut ici penser à l’oeuvre de Dorothy Day, théologienne et activiste américaine du XXe siècle. Ouvrant aux Etats-Unis des dizaines de “Houses of Hospitality” en faveur des pauvres, elle pensait que ce mode d’action répondait pleinement à l’exigence évangélique. Il n’en était pas une traduction partielle et tronquée. L’intention de Dorothy dépassait la sphère locale dans la mesure où les lieux d’hospitalité qu’elle créait servaient comme des espaces de ressourcement et d’inspiration où toute personne de bonne volonté pouvait puiser le désir de pratiquer l’Evangile. “Ne cherchez pas à être efficace, cherchez à être fidèle à la vérité” écrit Dorothy Day. Une telle parole nous rappelle le Christ lui-même : “Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice.” (Evangile selon Matthieu, 6, 33).


La pensée du travail de Simone Weil

Cet article se divise en deux parties : 1/ extrait d’un texte de Simone Weil sur le travail manuel 2/ résumé d’une conférence du philosophe Robert Chenavier sur la pensée du travail de Simone Weil donnée au Dorothy en juin 2019.

1/ Extrait de (Simone Weil, « La personne et le sacré », Luttons-nous pour la justice – Manuel d’action politique, Peuple libre, collection Altercathos, juin 2017, p. 110-112).

« Une usine moderne n’est peut-être pas très loin de la limite de l’horreur. Chaque être humain y est continuellement harcelé, piqué par l’intervention de volontés étrangères, et en même temps l’âme est dans le froid, la détresse et l’abandon. Il faut à l’homme du silence chaleureux, on lui donne un tumulte glacé. Le travail physique, bien qu’il soit une peine, n’est pas par lui-même une dégradation. Il n’est pas de l’art ; il n’est pas de la science ; mais il est autre chose qui a une valeur absolument égale à celle de l’art et de la science. Car il procure une possibilité égale pour l’accès à une forme impersonnelle de l’attention. (Je passe le passage où elle veut crever les yeux à Watteau) Exactement dans la même mesure que l’art et la science, bien que d’une manière différente, le travail physique est un certain contact avec la réalité, la vérité, la beauté de cet univers et avec la sagesse éternelle qui en constitue l’ordonnance. C’est pourquoi avilir le travail est un sacrilège exactement au sens où fouler aux pieds une hostie est un sacrilège. Si ceux qui travaillent le sentaient, s’ils sentaient que du fait qu’ils en sont les victimes ils en sont en un sens les complices, leur résistance aurait un tout autre élan que celui que peut leur fournir la pensée de leur personne et de leur droit. Ce ne serait pas une revendication ; ce serait un soulèvement de l’être tout entier, farouche et désespéré comme chez une jeune fille qu’on veut mettre de force dans une maison de prostitution ; et ce serait en même temps un cri d’espérance issu du fond du cœur. (…)

Le travail physique est un certain contact avec la réalité, la vérité, la beauté de cet univers et avec la sagesse éternelle qui en constitue l’ordonnance.


Quand on leur parle de leur propre sort, on choisit généralement de leur parler de salaires. Eux, sous la fatigue qui les accable et fait de tout effort d’attention une douleur, accueillent avec soulagement la clarté facile des chiffres. Ils oublient ainsi que l’objet à l’égard duquel il y a marchandage, dont ils se plaignent qu’on les force à le livrer au rabais, qu’on leur en refuse le juste prix, ce n’est pas autre chose que leur âme. Imaginons que le diable est en train d’acheter l’âme d’un malheureux, et que quelqu’un,
prenant pitié du malheureux, intervienne dans le débat et dise au diable : « Il est honteux de votre part de n’offrir que ce prix ; l’objet vaut au moins le double. » Cette farce sinistre est celle qu’a jouée le mouvement ouvrier, avec ses syndicats, ses partis, ses intellectuels de gauche. Cet esprit de marchandage était déjà implicite dans la notion de droit que les gens de 1789 ont eu l’imprudence de mettre au centre de l’appel qu’ils ont voulu crier à la face du monde. »

2/ Conférence de Robert Chenavier : La pensée du travail chez SW (au Dorothy, juin 2019).

La philosophie du travail de Simone Weil fait converger deux lignes de pensée : celle de Platon et celle de Marx. On peut dire qu’elle forge une pensée platonicienne enrichie d’une théorie du travail et une pensée inspirée de Marx enrichie d’une prise en compte sur surnaturel. Tout en ayant sa pensée personnelle, Simone Weil est en effet fortement marquée par ces deux philosophes. L’idéal de Weil est une civilisation fondée sur la spiritualisation travail, où le travail serait un moyen d’exercer et de faire croître notre sagesse et notre intelligence du monde. Le travail n’est pas pour elle une activité subsidiaire, elle est l’activité par laquelle nous découvrons la condition humaine. Le travail se définit par les traits suivants : 1/ il est contact de la pensée avec le monde extérieur, 2/ combinaison de réflexion et d’action transformatrice, 3/ moyen de pénétrer le réel et de le faire sien. Autrement dit : par le travail, le monde se fait moins étranger, moins hostile, il accueille mon action comme l’empreinte de ma pensée et de ma liberté.

Évidemment, une telle vision est contrecarrée par les conditions de travail concrètes des personnes. La division du travail, par exemple, en tant qu’elle est répartition stricte des tâches justifiant une hiérarchisation sociale, est critiquée par Weil. De même le capitalisme, en tant qu’il est un système économique où le travail salarié des uns sert de levier à l’enrichissement financier des autres, est rejeté par la philosophe. Elle perçoit tôt que le système soviétique, faussement qualifié de « communiste » est en réalité un capitalisme d’un genre nouveau : « En Russie le patron est parti mais l’usine et les chefs sont restés ».

1/ Théorie de l’oppression

L’organisation capitaliste moderne du travail, dont l’archétype même est l’usine, est source d’oppression. Cela est perçu par SW dès son premier livre, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale(1934). Elle achève ce livre avant son entrée en usine. L’oppression, c’est quand certains commandent et d’autres exécutent et que les conséquences de cet ordre des choses sont néfastes humainement pour les seconds. Dans l’usine moderne, l’homme est scindé, on réclame de son corps des efforts immenses mais on ne cherche absolument pas à ce que l’esprit de l’homme accompagne et comprenne l’acte de production. Cela conduit au « malheur » qui se définit par les caractéristiques suivantes : séparation dualiste corps/esprit ; souffrance physique et moral ; sentiment d’extériorité par rapport à l’objet produit (ce que Marx entendait avec la notion d’« aliénation »). 

L’oppression est accentuée par le fait que la science et la technique modernes sont habitées par un idéal de progrès illimité. Elles ne tiennent pas compte de la notion de limite. Ainsi, aussi bien chez Marx que chez les théoriciens du capitalisme, il y a l’idée d’un développement illimité des forces productives comme si l’histoire humaine était marquée par l’augmentation progressive et positive des volumes de production. Pour SW, il faut non pas se libérer du travail mais faire du travail un lieu d’émancipation. Évidemment, ce n’est pas le seul lieu qui peut être émancipateur. La politique, la contemplation, l’amitié, par exemples, sont également des occasions de croître en liberté d’esprit et en force d’âme. Question : comment faire du travail un lieu d’émancipation ? Il faut pour cela passer « d’une nécessité subie à nécessité méthodiquement maniée ». Autrement dit : ne pas subir passivement la puissance des choses et des machines et s’adapter à elles mais faire coïncider la pensée et l’action dans la maîtrise des choses. Cela suppose des lieux de production libérés de l’impératif capitaliste de maximisation du profit et d’utilisation de la force de travail comme une simple « ressource humaine ». Au fond, il s’agit de rendre la personne maître de son travail et non plus soumise à lui. SW n’est pas anti-machine. L’enjeu est pour elle de repenser l’usage de la machine et veiller à ce que les innovations techniques soient faites dans l’intérêt des personnes qui vont les manier. Cela suppose de « supprimer » le taylorisme en tant que méthode de production. 

2/ Expérience en usine  

Elle s’engage chez Alsthom puis chez Renault durant les années 1934-1935. Expérience de la souffrance et du malheur tel que défini précédemment. Soumise à des cadences, impuissante à penser l’ensemble des mécanismes de production, réduite au statut d’instrument bon à produire. Par les méthodes et les procédés, les ouvriers spécialisés voient leurs membres et leurs esprits rompus. Comment demander la révolution dans ces conditions ? Comment croire qu’une classe qui n’est rien va d’un coup devenir le tout ? Il y a là un espoir compréhensible mais c’est sans doute une illusion. Ce qu’il faut, c’est réparer les usines de l’intérieur en les faisant changer d’orientation et d’organisation. Cela suppose aussi une activité d’ordre politique accomplie au niveau supérieur, à l’échelle historique, de penser la révolution dans le temps long d’améliorations successives.

3/ Travail et spiritualité

Le travail est une nécessité : il nous faut travailler pour vivre. La confrontation avec le réel est ce par quoi nous devons passer pour exister. C’est une occasion d’incarnation mais c’est aussi une expérience douloureuse car le travail est négociation permanente avec l’ordre de la nécessité naturelle. Dans ce face-à-face avec les contraintes du monde, je fais l’expérience de ma finitude et des limites que m’impose le réel, je libère mon désir de surnaturel, c’est à dire d’aller au-delà de l’ordre des choses. La contrainte d’ordre naturel n’est donc pas mauvaise en soi, elle peut au contraire être l’occasion de comprendre ma condition humaine. Ce qui est mauvais, c’est la contrainte sociale, “l’oppression”, l’instrumentalisation du travail des uns pour les intérêts des autres. Souvent l’oppression se couvre du costume de la nécessité naturelle. Elle fait comme si ce qu’elle imposait à ses esclaves n’étaient pas de son fait. Il faut donc revenir au travail comme pur face-à-face avec la nécessité naturelle. C’est la raison pour laquelle SW s’est intéressée à toutes les activités répondant à un besoin humain évident telle que l’agriculture par exemple. Bien compris, le travail n’est pas une punition de Dieu mais une peine et un effort parce qu’il ramène à la nécessité des choses. Ce que remarque SW c’est que lorsque le travail est bien organisé et qu’il évacue toute scission corps/esprit il peut être le lieu du déploiement de la pensée, du consentement à la vie et donc d’une plus grande liberté de l’esprit. Par le travail ainsi défini, je m’incarne davantage dans le monde. Le consentement au travail n’est absolument pas synonyme de soumission devant la contrainte sociale. Devant celle-ci, la révolte est légitime (cf. Grèves et joie pure, autre ouvrage de SW : https://editionslibertalia.com/catalogue/a-boulets-rouges/simone-weil-greves-et-joie-pure )

Pour prolonger : https://www.franceculture.fr/oeuvre-simone-weil-une-philosophie-du-travail-de-robert-chenavier.html

Choruses from the rock

Extrait des « Choruses from The Rock », pièce de théâtre de T. S. Eliot (1934)

What life have you if you have not life together? 
There is no life that is not in community, 
And no community not lived in praise of GOD . 
Even the anchorite who meditates alone, 
For whom the days and nights repeat the praise of GOD , 
Prays for the Church, the Body of Christ incarnate. 
And now you live dispersed on ribbon roads, 
And no man knows or cares who is his neighbour 
Unless his neighbour makes too much disturbance, 
But all dash to and fro in motor cars, 
Familiar with the roads and settled nowhere. 
Nor does the family even move about together, 
But every son would have his motor cycle, 
And daughters ride away on casual pillions. 
Much to cast down, much to build, much to restore; 
Let the work not delay, time and the arm not waste; 
Let the clay be dug from the pit, let the saw cut the stone, 
Let the fire not be quenched in the forge.

Quelle vie est la vôtre si vous n’avez la vie ensemble ?
Il n’est pas de vie qui ne soit en communauté,
Et pas de communauté qui ne soit vécue en louange à Dieu.
Même l’anachorète qui médite seul,
Pour qui les jours et les nuits répètent la louange de Dieu,
Prie pour l’Eglise, le Corps du Christ incarné.
Et maintenant vous vivez dispersés sur des rubans de rues,
Et personne ne sait ni ne se soucie de qui est son voisin
A moins que son voisin ne cause trop de trouble,
Mais tous vont et viennent en se précipitant avec leurs automobiles,
Familiers des routes et établis nulle part.
Ni même la famille se déplace unie,
Mais chaque fils voudrait sa motocyclette,
Et les filles partir sur de prosaïques sièges arrière.
Beaucoup est à abattre, beaucoup à construire, beaucoup à restaurer ;
Que l’œuvre ne soit retardée, ni gâchés le temps et le bras ;
Que l’argile soit extraite de la mine, que la scie taille la pierre,
Que le feu ne s’éteigne dans la forge.

Royaume pour notre temps

Royaume pour notre temps

Article de Paul Colrat et Foucauld Giuliani
membres du Simone et du Dorothy
2017

Nous sommes admiratifs de Dorothy Day car nous reconnaissons en elle une personne qui, sa vie durant, a incarné les paroles du Christ. En se mettant à son écoute, nous devenons confiants parce que nous constatons que cette option radicale en faveur de Dieu est féconde en vraie joie, en solides liens d’amitié et en combats pour des causes justes : la prise au sérieux de l’Evangile ne condamne pas à l’isolement et au malheur.


Dorothy Day a accepté que sa vie soit bouleversée de fond en comble par sa conversion au Christ. A ses yeux, le Christ est d’abord ce paradoxe vivant d’un Dieu qui meurt mais qui sauve, d’un Dieu qui nous permet de surmonter les terribles gouffres du désespoir existentiel et du ressentiment
improductif contre un monde injuste. Le Christ est également Celui par lequel s’expriment des paroles au potentiel réellement transformateur, des paroles appelées à devenir des actes révolutionnaires. Etre catholique, c’est donc non seulement avoir foi dans le pouvoir salvifique du Christ mais aussi agir de façon à rendre visible la grâce libératrice de Dieu à l’œuvre dans l’histoire. La tâche de l’Eglise et des catholiques consiste à essayer
d’être les véhicules de cette grâce débordante et de devenir en cela «ouvriers du Royaume». Pour Dorothy Day, le Royaume n’est pas un
espace extra-terrestre qu’on projetterait de façon plus ou moins imaginaire mais bien plutôt l’expérience existentielle de la communion avec Dieu et entre les hommes. Cette expérience se vit dès à présent et elle est vécue de toute éternité.

“Le Christ est également Celui par lequel s’expriment des paroles au potentiel réellement transformateur, des paroles appelées à devenir des actes révolutionnaires.”

Pour elle nous devons tout donner. Etre croyant signifie organiser son existence de façon à rendre l’expérience de la communion accessible et
palpable. A partir de sa conversion, le souci constant de Dorothy Day et de son fidèle allié le « paysan et philosophe » Peter Maurin est d’œuvrer en ce sens. De cette ambition découlent l’organe de presse The Catholic Worker dont la mission principale est de diffuser la Doctrine Sociale de l’Eglise et de contribuer à la mobilisation sociale et le réseau des Housesof Hospitality, lieux de vie et de ressourcement pour des activistes et des pauvres.

On haussera peut-être les épaules : « Dorothy Day était d’une autre époque et d’un autre pays… » Nous pensons quant à nous que son approche de la politique peut nourrir notre engagement et notre pensée, ici et maintenant. Day développe une approche originale de l’activité politique. Plutôt que de la penser comme conquête et pratique du pouvoir institutionnel, elle nous invite à la concevoir d’abord comme mobilisation permanente contre les excès et les abus de pouvoir. Ceux-ci sautent aux yeux pour peu que l’on mesure l’écart entre ce qui est fait et ce à quoi nous appelle l’Evangile.

Une telle compréhension de la politique explique que la dénomination « d’anarchiste » soit si fréquemment utilisée à son égard. Pourtant, la Doc-
trine sociale elle-même souligne que les croyants ont « un devoir de dénonciation en présence du péché » et que « cette dénonciation se fait jugement et défense des droits bafoués et violés, en particulier des droits des pauvres, des petits, des faibles ». De la dénonciation des meurtres commis dans le cadre des guerres au nom de la sécurité de l’Etat jusqu’à la défense des paysans sans terre, Dorothy Day écrit et lutte inlassablement sans que jamais son activité politique n’atténue son désir de vie intérieure. En elle se conjuguent harmonieusement les figures de la combattante et de la priante. Cette vision de la politique, qu’il est tentant de réduire au rang de simple discours critiquecontre le pouvoir, s’accompagne de ce qu’on pourrait appeler une intelligence de l’événement. Dorothy Day est en cela proche d’Emmanuel Mounier, le fondateur du personnalisme, quand il affirme : « L’événement sera notre maître intérieur ». Plutôt que de définir la politique comme l’application d’un programme idéologique, il s’agit de la penser comme la capacité de réagir collectivement à ce qui survient sans crier gare. Une crise économique et voilà des milliers de personnes qui dorment dehors… Une déclaration de guerre et voici des avis de mobilisation accrochés sur les murs… Que faire devant de telles catastrophes dont le premier effet est de paralyser l’imagination ? Il est possible de se préparer à de semblables événements pour repousser le piège de la passivité. Non pas en pariant sur l’avenir et en perdant son temps en analyses prédictives mais plus simplement en lisant, en discutant et en prenant soin de ceux qui souffrent tout près de nous. Journaliste passionnée de littérature, Dorothy Day a toujours souligné l’importance des moments passés en commun à réfléchir et à débattre. Dès le début, les maisons de l’hospitalité ouvertes par le mouvement Catholic Worker sont conçues comme des lieux de vie où le soin apporté à la satisfaction des besoins quotidiens ne fait pas négliger la pensée des enjeux de l’histoire présente. Aux yeux de Peter Maurin, les repas partagés sont les ferres de lance des mobilisations vigoureuses.

Ici s’ébauche une forme de vie communautaire qui vient en appui d’une action politique originale. Dorothy Day conçoit la communauté non pas comme un obstacle aux libertés individuelles mais comme un milieu vivant fait de liens d’amitié où les personnes peuvent être considérées, restaurées,
aimées. Les maisons de l’hospitalité, à la fois lieux d’accueil et d’hébergement pour des personnes en difficulté et lieux de formation politique, sont le signe d’un engagement qui se juge à sa capacité d’at-
tention envers les exclus. Les exclus, ce sont d’abord, par excellence, ceux qui demeurent hors du champ de la politique. C’est à partir d’eux que la politique doit être pensée et pratiquée. En donnant aux paroles de l’Evangile la première place et en insistant sur le sens de la commu-
nion, le mouvement Catholic Worker se prémunit contre toute dérive communautariste : le catholicisme est par essence attaché à l’universel et c’est pour cela qu’il est en mesure de rencontrer l’altérité. Les maisons de l’hospitalité accueillent tout type de personnes.

En quoi tout cela peut nourrir un engagement pour notre temps ? En ouvrant Le Simone, à Lyon, et Le Dorothy, à Paris, nous tentons de mettre
en pratique la Doctrine sociale. On sait à quel point la conception chrétienne du travail est originale. Tout en mettant l’accent sur le potentiel émancipateur du travail, elle met en garde contre le risque d’idolâtrie du travail et insiste sur l’importance des bonnes conditions de travail.
Le Simone propose un coworking et Le Dorothy des ateliers pour artistes et artisans. Ces espaces de travail, en ce qu’ils sont jouxtés, dans les deux cas, par des cafés associatifs où se déroulent différentes activités (conférences, expositions, concerts, groupes de prière, cours de français, accueil de personnes sans papier…), sont donc intégrés à un lieu qui déborde le seul cadre professionnel.

Au-delà de cette tentative d’assurer un service économique contemporain, nous voyons Le Simone et Le Dorothy comme des lieux où s’élaborent, à la croisée de différents mondes, des réflexions sur les grands enjeux de notre époque. Cette exigence de formation débouche naturellement sur le désir de faire du Simone et du Dorothy des lieux transformateurs où l’on peut venir puiser des relations, des idées et des engagements inspirants. Sans cette double vocation intellectuelle et relationnelle, nous n’aurions pas pu, par exemple, organiser, en juillet 2016, dans la foulée de l’assassinat du père Hamel et en partenariat avec des associations musulmanes, la Marche de la fraternité. De même, pour prendre au sérieux les incitation écologiques émises par le pape François dans l’encyclique Laudato Si et redécouvrir le sens chrétien de la création, quoi de mieux que de procéder à partir d’une communauté d’amitiés ? On se transforme d’autant mieux soi-même qu’on combat avec les autres. Finalement, nous avons la certitude que le messianisme biblique et évangélique est le meilleur récit politique pour notre époque saturé par les idolâtries, les fausses révolutions et les déclarations répétées de crise générale. Nous sommes en train de nous organiser pour témoigner du fait que les catholiques, en politique, ont mieux à faire que de créer des partis pour conquérir le pouvoir. Ils ont, dans ce domaine aussi, un acte de foi à poser : croire en la folle possibilité, pour un Dieu bon, de rejoindre dès à présent les hommes dans leur histoire. Grâce à Dorothy Day et quelques autres, l’accusation d’idéalisme tombe à tout jamais dans le néant. Nous savons qu’ils ont su donner au Royaume la chance d’apparaître fragmentairement.

Paul Colrat et Foucauld Giuliani, membres du Simone et du Dorothy, 2017