Je suis partie quelques jours à Calais, pour me rendre compte d’une réalité dont je n’ai que de vagues informations, et pour être inspirée par les personnes qui oeuvrent là-bas, présentes dans ces marges du monde, qui répondent à l’exigence de l’évènement. Évènement : fait auquel aboutit une situation, tout ce qui se produit, tout fait qui s’insère dans la durée. La situation à Calais n’est pas un simple fait, et elle n’est pas non plus fatale, je m’en rends compte là-bas. Elle pourrait être réglée s’il y avait une volonté politique de le faire. Mais surtout, plus qu’elle ne se produit, elle est produite, par les guerres évidemment, puis par l’État français, par la Grande-Bretagne, par l’Union Européenne, par la mairie.
À la gare, je suis accueillie par Philippe et Abdullah. Philippe est jésuite, il vit dans une maison avec des exilés. Abdullah est un de ses colocataires, il vient d’Afghanistan. C’est chez eux que je suis accueillie quelques jours. Ils sont plusieurs par chambre. Philippe dort sous la tente, sur le terrain devant la maison, avec Michel. Parce qu’en face il y a la « crèche », c’est une maison diocésaine que le Secours Catholique a aménagé en lieu d’hébergement. La mairie cherche à décourager cette initiative, pour l’instant par la visite d’une commission de sécurité. Pour que le lieu soit aux normes, il faudrait un système d’alarme incendie centralisé. Des travaux couteux et longs. Peut-on vraiment penser qu’il faille mieux dormir dehors, sous la tente, et être réveillé chaque matin par la police, que d’être au chaud, dans un lit, dans une maison qui sinon serait inoccupée, et où il n’y a pas d’alarme incendie centralisée ? C’est cela qu’on appelle la politique ? Alors Philippe dort sous la tente, pour manifester quelque chose de la réalité : on ne veut pas que les exilés soient visibles, on ne veut pas non plus qu’ils dorment à l’abri, mais ils pourraient tout aussi bien dormir sous la tente, à côté de la maison. La directrice de l’école voisine s’est inquiétée en voyant des tentes apparaître. Puis rassurée, finalement c’était « le prêtre » qui y dormait.
Le lendemain, Philippe est parti pour la journée, je me sers dans les placards pour le petit-déjeuner, comme il me l’a indiqué. Dans la maison, une icône de la sainte famille en exil d’Arcabas côtoie une citation de l’essai Carte Blanche, L’État contre les étrangers, et une déclaration des Droits des personnes sans-abri. Je suis accueillie tour à tour par les gars qui vivent là et qui n’ont pas l’air surpris qu’il y ait du passage dans la maison. L’un part au lycée pour sa formation d’électricien, l’autre nettoie la salle de bain, un autre me demande si je veux manger des œufs pour le petit-déjeuner, Abdullah m’accompagne au Secours Catholique où je vais passer la journée. Le soir on mangera ensemble, et Philippe évoquera les miettes sur la table et les choses communes qui ne sont pas toujours considérées comme telles, mais où chacun vient simplement puiser ce dont il a besoin. Cette vie commune qu’ils aménagent, je me dis que c’est déjà un début de politique.
« La rétention en France et en Europe est d’abord une machine à broyer les étrangers. Les personnes réveillées dans leur tente par des hurlements et ces duvets lacérés, ces personnes interpellées aux guichets de préfecture, contrôlées dans la rue, humiliées, menottées, matraquées, assignées dans des chambres d’hôtel, ces personnes qu’on enferme avec leurs enfants, ces jeunes qui vivent dans la rue dont on radiographie les dents ou les poignets, tout cela n’a pas seulement pour objectif d’expulser d’Europe 6000 personnes par an. Tout cela est puissance de mort. »
Carte Blanche, L’État contre les étrangers, Karine Parrot
Le matin, au Secours Catholique, j’assiste à une réunion où tous les salariés et bénévoles font le point sur leurs actions. On commence par écouter Calais Border Broadcast, le nouveau projet de radio lancé par le Secours Catholique, qui vise à diffuser toutes les informations sur les services proposés par les associations à Calais, le droit d’asile en France et en Angleterre, diffuser des nouvelles, et donner la parole aux exilés sur différents sujets dans des ateliers radios. La radio diffuse en français, en anglais, en arabe, en persan, en pastho et en tigrina. Puis la réunion s’anime au gré des différents sujets du moment. On fait remonter les discriminations dont on a pu être témoins : certains supermarchés refusent l’entrée aux migrants, certains chauffeurs de bus ne s’arrêtant pas aux arrêts où il n’y a que des personnes racisées, les contrôles au faciès sont habituels à la gare. On discute des inquiétudes actuelles, notamment de la commission de sécurité envoyée par la mairie à l’accueil de jour comme à la crèche. À Calais la politique n’est pas une option. À tous les échelons, l’administration met le travail des associations en échec : menace de fermeture de l’accueil de jour du Secours Catholique – le seul de Calais, arrêtés anti-distribution gratuite de nourriture et de boisson dans la ville, démantèlement quotidien des camps et confiscation des affaires des exilés et de leurs tentes. Je prends conscience de l’ampleur de l’action de l’État contre les étrangers, qui vise à les rendre invisibles et à les nier dans leur humanité. Je découvre en même temps la persévérance ardente de nombreux bénévoles, qui se mettent au service de leurs frères et soeurs, et ne se laissent pas décourager par l’ampleur de la tâche et le cynisme de leurs adversaires politiques. Dans l’équipe de bénévoles du secours catholique, beaucoup sont retraités, beaucoup viennent de milieux populaires, il y a aussi d’anciens exilés. Je découvre aussi leur créativité au service du bien commun. On évoque la possibilité de tenir des banquets avec des chefs cuisiniers dans Calais pour contester les arrêtés anti-distribution. On annonce la venue de l’évêque d’Arras Mgr Olivier Leborgne et de la présidente du Secours Catholique, Véronique Fayet, pour interpeller l’État et demander l’ouverture de lieux d’hébergement et d’accueil et la fin des politiques d’expulsions. On parle de l’étude à venir pilotée par la plateforme des soutiens aux migrants, qui fédère toutes les associations d’aide aux migrants du littoral franco-britannique : réaliser une nouvelle étude pour actualiser celle de 2016, et comprendre les difficultés des exilés, ce qui les a amenés là et ce dont ils ont besoin. Une deuxième étude fera un bilan des politiques publiques avant les législatives et présidentielles de 2022 pour influer sur la campagne et formuler des propositions.
L’après-midi, près de 400 personnes viennent à l’accueil de jour, pour prendre un café, jouer au foot ou au ping-pong, recharger son téléphone, faire sa lessive dans les lavabos, se faire tirer le portrait par une dessinatrice, discuter. Quelques heures volées à un quotidien de soucis et de survie. Arthur qui cherche à créer une école pour les exilés à Calais vient donner un cours d’anglais. Dans un coin de l’immense salle, une dizaine de gars sont massés autour de lui, les visages attentifs et réjouis. Je suis frappée par le public : majoritairement jeune, exclusivement masculin. Il y a quelque chose d’infiniment pesant dans la combinaison de leur force vitale et de leur désœuvrement. À 16h je suis sonnée par ce tourbillon, et je m’éclipse pour aller voir la mer.
Le samedi Arthur me fait visiter l’auberge des migrants. Un immense hangar où plusieurs associations travaillent conjointement pour préparer des repas à distribuer – une cuisine de collectivité y est installée –, distribuer des vêtements et des tentes, fournir aux exilés de quoi se chauffer. On discute quelques instants avec des jeunes qui se relaient pour fendre des bûches venues d’Allemagne pour en faire des sacs de 7 kg à livrer dans les camps, beaucoup d’entre eux sont anglais, comme de nombreux bénévoles à Calais. Au-dessus de l’atelier bois, un petit écriteau donne du coeur à l’ouvrage : Welcome to the good side of history.
Le soir je visite la maison Maria Skobtsova, fondée par des Catholic Workers à Calais. Je suis accueillie par deux jeunes bénévoles, Marie et Brandon, qui vivent là avec trois familles. La maison a vocation à accueillir les personnes parmi les plus vulnérables, qui leur sont envoyées par d’autres associations : des familles, des femmes seules, des personnes malades ou handicapées. Chacun fait la cuisine à tour de rôle, le menu est iranien ce soir là. Après une bénédiction du repas, les discussions s’animent en plusieurs langues, on se sent vraiment dans un foyer. À l’étage, une femme enceinte se repose. D’un instant à l’autre elle peut avoir besoin d’être conduite à la maternité. Après le diner nous partageons un temps de prière avec Brendon et Marie, dans une partie du salon qui fait office de coin prière. Quand le rideau est tiré, c’est le signal qu’il faut se faire discret. Chacun peut se joindre à la prière qui a lieu chaque soir et matin, et souvent les uns et les autres prient côte à côte, selon leur langue et leur foi. Dans la maison devenue silencieuse, sous les icônes de Jésus et son ami, et de Marie Skobtsova (une sainte orthodoxe audacieuse qui suscite ma curiosité), nous prions pour que toute la maison puisse accueillir la vie du bébé à naître, déjà appelé Timothée. C’est le début du Carême, et nous ouvrons la Bible pour tomber sur le livre d’Isaïe : N’est-ce pas plutôt ceci, le jeûne que je préfère : défaire les chaînes injustes, délier les liens du joug; renvoyer libres les opprimés, et briser tous les jougs ? N’est-ce pas partager ton pain avec l’affamé, héberger chez toi les pauvres sans abri, si tu vois un homme nu, le vêtir, ne pas te dérober devant celui qui est ta propre chair ?
Je repars de Calais bousculée. Je n’ai pas vu de camps, mais le tunnel au loin, et le port. Je n’ai pas vu les camps : on veut les rendre invisibles, mais ils sont présents partout à Calais, dans les discussions, dans les traits fatigués des exilés que l’on croise avec leurs affaires dans la ville, dans la pesanteur de cet après-midi à l’accueil de jour. Je me demande de quoi Calais est vraiment la frontière. Je me dis aussi que pour moi, femme blanche et de classe moyenne, il n’y a pas de frontière. Les frontières sont pour les étrangers, mais surtout pour les pauvres. Plus une personne étrangère est riche, moins elle est étrangère. Je me demande si j’ai envie d’habiter le monde duquel Calais est la frontière. Ce monde où de l’autre côté se tiennent ces personnes qu’on appelle migrants – illégaux ou légaux – parce qu’on les a exclus.
Quelques jours après être rentrée à Paris, je reçois un courrier de Philippe, qui m’annonce qu’ils ont reçu un arrêté de fermeture administrative pour la crèche – le centre d’hébergement ouvert par le Secours Catholique, et ces quelques mots « C’est la lutte finale ». Je pense aussi à la lettre de Paul aux Corinthiens : « Voici maintenant le temps favorable, voici maintenant le jour du salut. »
Au cours de l’année 2020, plusieurs personnes de l’équipe du Dorothy ont eu l’occasion de rendre visite et de participer aux chantiers organisés par cette ferme-école originale lancée en 2018 pour permettre à des jeunes en décrochage scolaire de se former au métier de maraîcher-primeur. Un très beau projet que nous souhaitions vous faire découvrir !
Un projet unique en France
L’Ecole des Semeurs a bien des particularités qui nous ont été données de découvrir au fur et à mesure de nos visites. En arrivant sur les lieux, au coeur du pays d’Ouche en Normandie, on est d’abord frappés par la beauté du cadre dans lequel l’école a eu la chance de s’installer : celui du domaine du château de Beaumesnil construit au XVIIème siècle et classé monument historique. Des dépendances et de vastes terrain de culture ont permis à l’école d’accueillir ses premiers élèves tout en initiant différents chantiers d’aménagement pour adapter les lieux aux projets.
Car au-delà du cadre magnifique, c’est bien le modèle de l’école qui la rend si unique. L’Ecole des Semeurs est ainsi la première école de production spécialisée dans le maraîchage biologique et la vente de produits en circuits courts en France. Il existe aujourd’hui 35 écoles de production dans des domaines variés comme l’automobile ou la restauration, à partir d’une pédagogie “faire pour apprendre” qui met les jeunes en conditions réelles de production avec un haut niveau d’exigence et de responsabilisation. C’est à partir de ce modèle que Marie-Cécile, fondatrice et directrice de l’école, a créé sa ferme-école avec le désir d’accompagner les jeunes en décrochage scolaire, tout en revalorisant le travail de la terre, la vente de produits en circuit court et les compétences et l’épanouissement qui en découlent.
L’école au quotidien
La première promo compte 8 élèves qui se forment au CAP de maraîcher-primeur, avec une formation complète allant de la préparation des sols à la formation à la vente, complétée par des matières générales comme le français ou l’histoire. Leurs activités s’organisent autour de deux lieux principaux : une grande parcelle de 4,6 hectares dont 1,4 déjà cultivés et l’ancien corps de ferme du château avec la salle de classe, un petit jardin pédagogique et les bureaux de l’équipe. L’école accueille volontiers les visiteurs par exemple lors des cueillettes du mercredi après-midi où les élèves vous accompagnent pour cueillir vos fruits et légumes vous-mêmes ou vous accueillent dans la boutique à la ferme. Les produits de l’école sont également disponibles via la vente en ligne ou sur les marchés de la région dès le retour des beaux jours !
N’hésitez pas à visiter leur page Facebook, leur site internet, à leur rendre visite sur place, et pourquoi pas à les soutenir si le projet vous intéresse !
Toute guérison, parce qu’elle sauve du péril de la mort, met en jeu la question du sens de la vie. N’est-ce pas cette question – et les réponses qu’elle pourrait susciter – qui échappe à notre société frappée par la pandémie ?
Quand nous guérissons, c’est le plus souvent grâce à l’intervention bienfaitrice d’un médecin et à l’assistance prodiguée par l’entourage. La vie guérie, le corps remis d’aplomb, est une vie soignée, c’est-à-dire dont on a pris soin. La vie amoindrie qui reprend possession d’elle-même rencontre inévitablement cette question : à quoi vais-je consacrer mes forces retrouvées ? Toute personne ayant été malade connaît cette exaltante impression de renaissance accompagnant la guérison. A la conscience redécouverte de la mortalité – expérience de pensée offerte à tout malade – succède le sentiment de la vitalité retrouvée. En les sauvant, on donne donc aux vies l’occasion de penser la question de la dépense de leur énergie vitale. Guérie par d’autres qu’elle, toute vie rétablie se demande pour quoi elle veut vivre, à quoi elle désire se consacrer.
Plus la crise actuelle du Covid dure, plus risquent d’apparaître des exaspérations et des clivages mortifères : jeunes contre vieux, personnes impatientes de reprendre le cours de leur existence contre personnes à la santé vulnérable et partisans d’une prudence sanitaire maximum… Éprouvante pour tous, la situation vécue depuis bientôt un an a des conséquences extrêmement diverses : dramatiques et catastrophiques pour certains, gênantes et angoissantes pour d’autres. Ni les discours faisant de la santé le bien suprême sans être capable de le justifier, ni la criminalisation du non-respect des règles sanitaires, ni les moyens importants mis en œuvre pour sauver des vies ne suffisent à donner sens à nos choix éthiques et politiques. S’en contenter nous expose forcément à l’utilitarisme, qui commande de ne pas sacrifier le bien du plus grand nombre à celui du plus petit.
Dès lors, il importe de voir au-delà de la vie menacée, mise en péril par la maladie, pour penser la vie sauvée de la maladie ou simplement épargnée par celle-ci. Les discours de prévention et les dispositifs de protection sont sans doute nécessaires mais insuffisants. Dans notre société, soigner le corps malade, tout faire pour qu’il guérisse, est un impératif pratique et moral. Cela est heureux. Il serait donc insensé de vouloir conditionner le soin au projet de vie souhaité par le malade. Rien n’empêche cependant de puiser aux sources de notre culture afin de penser le sens de cette vie dont nous nous efforçons de maximiser la durée. Les Évangiles sont riches de scènes où le Christ côtoie et échange avec des malades. Dans l’Évangile selon Marc, au chapitre 1, il guérit la belle-mère de Simon, l’un de ses disciples. Voici ce que nous dit le texte : « Jésus s’approcha, la saisit par la main et la fit lever. La fièvre la quitta, et elle les servait. » Au-delà de la guérison apparemment miraculeuse accomplie par le Christ, l’attitude de l’ancienne malade interpelle : en faisant du service et de la charité la finalité de sa santé retrouvée, elle témoigne que cela constitue à ses yeux la valeur suprême de l’existence. La portée d’un tel texte est universelle. Ni les malades, ni les femmes sont évidemment les seuls concernés ici. Le Christ nous révèle que la vie s’accomplit dans le don de soi, donc que la vie est en droit subordonnée à l’amour. Nous ne sommes pas face à une leçon de morale ; la vocation la plus profonde de l’homme est mise en lumière. Plus que vers la mort, la maladie et la guérison font donc signe vers la question de la valeur suprême de la vie. En ce point, nous sommes tous indistinctement convoqués, étant tous potentiellement malades et fatalement mortels.
Je ne suis pas biologiste et je n’ai rien a priori contre la notion d’adaptation lorsqu’elle vise à décrire les phénomènes naturels. Je me crispe, en revanche, quand je la vois érigée en nouvel impératif moral universel : « Adaptons-nous au confinement » ; « Adaptons-nous au masque » ; « Adaptons-nous aux gestes barrières »… Pourquoi assiste-t-on à cet usage de l’idée d’adaptation ? Quels dangers cela fait-il apparaître ?
Une hypothèse en guise de réponse à la première question : en parlant d’« adaptation » (plutôt que d’obéissance aux mesures ou d’acceptation des ordres, par exemple), on veut faire de la crise sanitaire et de sa gestion par les États un problème d’ordre naturel et non une question historique et politique. « La nature nous joue un vilain tour, nous n’avons pas le choix, il faut agir comme nous agissons », voulons-nous penser. Cette naturalisation de la crise peut engendrer la neutralisation du débat public. Cette dernière, certes loin d’être totale, a des effets vigoureux : beaucoup n’osent plus émettre certains doutes ou questionnements, intimidés par le fléau que la société affronte et les énormes moyens qu’elle mobilise.
Finalement, en parlant d’adaptation, on atténue un petit peu l’humiliation d’avoir à subir un mode de vie amputé. Autant affronter la fatalité donne une bonne image de soi-même, autant il est désagréable de se sentir comme un pion sur l’échiquier de l’Histoire… Il serait à mon avis exagéré de voir dans ce triomphe du vocabulaire de l’adaptation le signe d’un pouvoir manipulateur. Je crois plutôt que cela met en lumière le fait que nous sommes collectivement portés – et bien sûr à des degrés et avec des effets très variables sur les personnes – à naturaliser la crise que nous traversons. Dans ce processus, les discours et actions de l’État sont autant les déclencheurs que les relais de notre propre attitude. Cela ne signifie pas que, parmi les conséquences choquantes de la crise, il n’y ait la consolidation des positions de puissance, notamment économiques, et l’extension d’une logique sécuritaire déjà bien ancrée. Ce sont ces conséquences qui nourrissent les haines sociales aussi bien que les désirs sincères et légitimes de transformation sociale.
Abordons notre seconde question : quels dangers la diffusion de l’impératif d’adaptation nous fait-il encourir ? J’en décèle deux principaux. Le premier est que nous le prenions comme un prétexte à l’abandon pur et simple de la création de fraternité. Cette tendance est d’autant plus menaçante que la société moderne est déjà polarisée par l’économie et par la sphère du foyer, deux domaines de l’existence humaine que les Grecs de l’Antiquité jugeaient insuffisantes à procurer une « vie bonne », parce qu’exclues de la participation à la décision politique. Sur ce point, le mode de vie amputé que nous subissons actuellement est comme l’élargissement paroxystique d’une réalité déjà largement présente avant la crise.
L’autre risque est que l’exigence d’adaptation, couplée à l’usure psychologique découlant de la situation et au désespoir politique émanant de notre incapacité à réformer nos structures de vie collective, tuent toute velléité de révolte devant l’état des choses. L’adaptation pratique masque alors une acceptation éthique – celle de l’injustice, par exemple. La conscience se fait plus végétative, une espèce d’apathie l’enrobe, que l’on compense médiocrement par un besoin accru de « sensations » fortes et violentes (car l’apathie spirituelle peut bien se conjuguer avec la pulsion corporelle !). Ce risque ne doit pas pour autant nous conduire à rejeter toutes les lois sanitaires en vigueur. La critique de l’impératif de l’adaptation ne conduit pas forcément à la désobéissance.
À l’état d’incertitude sur la conduite à adopter qui est le nôtre (du moins qui est le mien et, je crois, celui de nombreuses personnes), il serait bon de répondre par des actions qui contrecarrent les tendances à l’isolement, à l’enfoncement dans la misère pour certains, au désespoir. L’imaginaire de l’adaptation est proche de celui de la passivité devant l’arbitraire naturel. Dans son sillon se trouve l’esprit de renoncement : ne nous adaptons pas !
Prolongements : quelques réflexions à partir de la gestion de la crise sanitaire
1. Sur les motifs de l’action de l’Etat
Peut-être suis-je naïf mais je pense que l’intention principale du pouvoir politique, en nous imposant les mesures actuelles (confinement, couvre-feu, protocoles sanitaires etc), est bien de « protéger les plus faibles » et de « sauver des vies ».
En première analyse, cela est rassurant car cela montre que notre société est moins entièrement acquise au capitalisme libéral que nous le pensions. Très rapidement, cependant, ce point de vue demande à être nuancé, et cela pour plusieurs raisons. Premièrement : une intention, même louable, peut avoir des effets désastreux. C’est ce qu’on observe en constatant que les mesures en vigueur ont aussi un coût en termes de vies humaines, certes moins visibles que celles décomptées chaque jour dans le cadre du Covid-19. Qu’on pense par exemple à l’augmentation des souffrances psychiques. Deuxièmement : sans basculer dans la pensée du soupçon, on peut raisonnablement concevoir que les choix politiques sont influencés par l’importance électorale de la partie la plus âgée de la population. Des fuites provenant des ministères et relayées dans divers articles ces derniers jours le laissent du moins penser. Troisièmement : dans l’ombre d’une intention louable peuvent se déployer des objectifs beaucoup plus dangereux et moins avouables. C’est ici que les réflexions du philosophe italien Giorgio Agamben me semblent pertinentes. Il montre que nous vivons, dans les pays d’Europe occidentale, une banalisation de « l’Etat d’exception » qui permet au pouvoir exécutif, notamment au nom de l’impératif de sécurité, de prendre des mesures contraires aux libertés dont nous affirmons être les champions.
2. Sur l’attitude française devant l’action de « l’Etat-providence »
Je suis frappé – et ce n’est pas la première fois – devant le paradoxe qui est le nôtre en tant que peuple : prompts à accuser l’Etat d’inefficacité, nous ne cessons pourtant de réclamer son intervention. Notre critique à son égard ne vise que rarement sa légitimité, elle se limite à décrier ses méthodes d’exécution. Nous sommes partagés entre un tempérament anarchisant et un comportement légaliste, entre l’impression désagréable « d’être pris pour des moutons » et « infantilisés » et une sorte de mystique institutionnelle qui nous conduit en fin de compte à nous montrer dociles et obéissants. Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet sur l’écart frappant entre les faits et la représentation « frondeuse » que l’on se fait de nous-mêmes.
Je n’ai pas la prétention de donner la clé de ce mystère qui est sans doute situé à la croisée de nombreux domaines : historique, politique, moral voire théologique (sur ce dernier point : car notre conception de « Dieu » a certainement influencé, en France, nos exigences et nos attentes envers l’Etat, ce qu’indique l’expression même « d’Etat-providence). Dans tous les cas, il me paraît difficilement contestable d’affirmer que cette crise sanitaire montre à quel point notre étatisme séculaire est intériorisé, comment il habite les fibres de notre conscience politique et sociale, comment il façonne même notre définition même de la liberté…
Quel objet étrange que l’Etat en France ! Outil de domestication des identités particulières, instrument de normalisation des conduites, moyen de domination juridique et économique. Mais aussi : dépositaire, par les institutions qu’il organise, de finalités de bien commun (école, santé…) auxquelles nous sommes logiquement attachés. Cela explique qu’en France la critique de l’Etat est promptement soupçonnée d’accointance avec le libéralisme inégalitaire. En tant qu’esprit républicain, un Français a dans son esprit l’équation suivante : Etat = République = Lumières = Raison = Droits de l’Homme = Universalisme = Droits sociaux. En tant que citoyen concerné par l’organisation de la société et avide de liberté et de justice, il sent bien ce que cette équation a de simplificateur et de mensonger et qu’il faudrait, à la fois pour se rendre réellement acteur de la vie collective et pour se donner la chance de réaliser véritablement les idéaux démocratiques de liberté et de justice, revisiter de fond en comble nos attentes et les prérogatives de l’Etat.
3. Sur la question de la mort
Nos sociétés sont démographiquement vieillissantes et moralement habitées par l’idéal de la maximisation de la vie biologique. Cela conduit fatalement à un engorgement des systèmes de santé, même en France où l’hôpital public est particulièrement réputé. Certes, il pourrait être mieux doté, mais même en augmentant ses moyens je pense qu’on se heurterait, à un moment donné, à cette difficulté. Les discours, assez nombreux actuellement, soulignant que nous devons retrouver une sagesse et une acception devant la mort m’intéressent mais me mettent en même temps mal à l’aise. Peut-être parce que je sens que tout en étant porteurs d’une vérité, ils peuvent être facilement utilisés pour justifier des politiques publiques injustes. Nous savons déjà que nous ne sommes pas à égalité devant la mort. La mort ne dépend pas seulement de facteurs biologiques comme on se plaît souvent à le dire, elle est un phénomène éminemment social déterminé par des paramètres modifiables politiquement (conditions de travail et de logement, habitudes de consommation etc) Dès lors le défi est le suivant : redonner de la place à une approche spirituelle de la mort, renouveler notre conscience de la mort, tout en se gardant d’évacuer de celle-ci la dimension tragique et la dimension sociale.
Allégorie de la justice, détail de la fresque “Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement”, Lorenzetti (1338-1339, Sienne)
Texte écrit par Marie-Nil, membre duDorothy, le 6 novembre 2020
Les réactions peuvent être envoyées à l’adresse suivante : bonjour@ledorothy.fr
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Le
Dorothy porte le nom de Dorothy Day,
militante catholique américaine qui, après sa conversion, a pris au sérieux la
doctrine sociale de l’Église et créé le Catholic
worker movement. C’est un café associatif chrétien, juché sur les hauteurs
de Ménilmontant, et ouvert à tous, inconditionnellement. Derrière une petite
porte rouge se tiennent, du lundi au dimanche, aussi bien des permanences
associatives que des ateliers d’artistes, un café, un atelier de menuiserie et
des soirées de conférences. S’y croisent et s’y enchevêtrent ainsi les
différents mondes de notre quartier, tout comme les différents mondes que
chacun porte en lui-même.
La
vie qui s’y déploie est de nature politique, au sens où elle crée du commun là
où, souvent, il n’y en pas. Une vie commune, à égalité, entre des personnes qui
vivent à la rue, n’ont pas de papiers, souffrent de maladies physiques ou
psychiques, cherchent tout simplement à vivre davantage auprès des autres dans
une société où tout nous conduit, inexorablement, à la seule promotion de nos
intérêts et à l’acceptation, au mieux désabusée et au pire cynique, du jeu des
rapports de force.
Cette
vie politique a un horizon universel – non que nous soyons
mégalomanes ! mais dans la mesure où elle est, par nature, ouverte à
tous, et ceci de façon active, c’est-à-dire en veillant à ce que chacun puisse
y trouver sa juste place et, qu’à sa façon, il respecte le lieu et contribue à
sa croissance. Concrètement, qu’il soit croyant et quelle que soit alors sa
confession, qu’il soit agnostique ou athée, chacun doit pouvoir trouver sa
place dans ce lieu, s’il sent que celui-ci a un sens pour lui. Nombreux sont
ceux qui sont la vie même de ce lieu et ne sont pas chrétiens.
En
même temps, et ceci est clair pour tous ceux qui entrent au Dorothy et y passent un certain temps,
la démarche qui l’anime est profondément chrétienne : soutenue par une
prière communautaire, enracinée dans une vive conscience de l’injustice qui
mine nos rapports les plus quotidiens et nos habitudes de pensée ; nourrie de
la parole paradoxale du Christ qui, au nom de l’amour, nous appelle à un
renversement radical de valeurs : « Heureux
les affligés, car ils seront consolés. Heureux les affamés et assoiffés de la
justice, car ils seront rassasiés. (…) Heureux les artisans de paix, car ils
seront appelés fils de Dieu. Heureux les persécutés pour la justice, car le
Royaume des Cieux est à eux. » (Matthieu, 5, 3-12).
Nous
croyons, en effet, que c’est lorsqu’on a une orientation que l’on peut parler à
tous. Autrement dit, l’affirmation de notre foi et des principes d’action
qu’elle implique ne nous enferme pas mais, bien au contraire, ouvre un champ de
possibles et de relations qui nous entraîne spontanément, et largement, au-delà
de la communauté des chrétiens. C’est à partir de cette expérience, où
s’articulent et se réarticulent sans cesse affirmation d’une vérité révélée et
exigence impérieuse d’ouverture à l’autre – c’est-à-dire celui qui n’adhère pas
à cette vérité – que nous voulons essayer de partager humblement deux
réflexions au sujet du meurtre du professeur d’histoire Samuel Paty par un
jeune réfugié russe d’origine tchétchène, en raison du cours sur la liberté
d’expression qu’il avait assuré auprès de ses élèves de collège.
*
La
décapitation du professeur en pleine rue au nom de la religion, et la chaîne
sordide d’événements ayant conduit à son meurtre, est le crime le plus grave qui soit.
L’Ancien testament prohibe absolument le meurtre : (« Tu ne tueras point », cinquième
commandement du Décalogue). Aussi, ce crime nous frappe violemment, comme
citoyens et aussi comme croyants. Nous voulons simplement dire ici que la
condamnation de ce meurtre, et le combat, notamment moral, contre la logique
mortifère qui y conduit, peut être menée, non pas nécessairement contre ou hors
de la religion mais depuis l’intérieur même de celle-ci. Contre une tendance
qui voudrait contenir la religion à la pure sphère privée en raison précisément
de la perpétuation d’un tel meurtre, nous croyons plutôt qu’il y a une
pertinence de la parole religieuse à intervenir à ce sujet.
Le
meurtre de Samuel Paty a effet provoqué une parole publique, à la fois
médiatique et étatique, sur la religion et sa pratique dont le contenu pourrait
être résumé de la façon suivante : la
religion, dont l’Islam représente la forme la plus archaïque, est une
superstition irrationnelle, qui se nourrit des passions humaines et véhicule
intrinsèquement une forme de violence et de repli communautaire qu’il
reviendrait à la raison, incarnée par les institutions publiques, et notamment
l’école, de combattre. Selon cette conception, la religion doit être, au
mieux, tolérée dans l’espace privé mais ne doit avoir aucune existence dans
l’espace public. Nous ne reviendrons pas, ici, sur les divers propos ayant
véhiculé, sous diverses formes plus ou moins argumentées, cette idée. Nous nous
contenterons de qualifier cette conception de la religion et de l’exercice de
la raison de scientiste.
Elle
est scientiste, d’abord, parce que, pensant prendre absolument le parti de la
raison, elle refuse de réfléchir au fait que la raison elle-même, notamment
dans sa dimension pratique, c’est à dire morale, peut être hantée en permanence
par le
retour de la déraison. Or, la rationalité n’est telle qu’en tant qu’elle est
critique, c’est-à-dire réflexive. Les principes les plus justes peuvent ainsi
se retourner implacablement en leur contraire si ce travail critique de la
raison sur son action n’est pas repris sans cesse, retravaillé, réactualisé.
C’est le cœur du projet des Lumières.
Ensuite, ce
discours scientiste ferraille contre une conception fruste de la religion,
amputée de toute dimension éthique et rationnelle. Or, ce discours
consistant à réduire la religion à une croyance absurde n’est pas un discours
rationnel sur la religion. Elle oublie, par exemple, que les religions
monothéistes ont réalisé un travail d’unification de l’humanité, par
l’affirmation d’une filiation commune de tous les hommes, et s’inscrivent ainsi
dans un horizon universaliste, par-delà les appartenances nationales ou
ethniques. Cette simplification à outrance a un coût pour le débat démocratique
car nous avons pourtant besoin, et les croyants en premier lieu, d’une critique
raisonnée de la religion. Pour cela, cette critique doit prendre au sérieux la
religion et se donner la peine, pour être opérante, de l’appréhender dans sa
complexité – dans ses lumières et ses ombres, incontestables et irréductibles,
qu’elle partage avec toute éthique digne de ce nom.
*
Loin de nous l’idée de gémir ici contre un manque de considération de l’État ou de la société à l’égard de la religion, et notamment de la religion chrétienne ! Le croyant sait bien que logique du monde et logique de Dieu ne vont pas de pair, parce que la foi en Dieu, en sa vérité et sa justice, instaure, précisément, un espace de critique et de transformation du monde ! Nous croyons simplement que c’est seulement par une prise en compte de la complexité du réel – et non sa simplification et, au fond, son évacuation – que celui-ci peut être transformé, et que la religion, qu’on le veuille ou non, fait partie de ce réel.
Le
christianisme a par exemple développé des distinctions, avec les outils
théologiques qui sont les siens, au sujet du fanatisme ou de l’exercice de la
violence et de la réponse à apporter à celle-ci. Nous croyons que ces
distinctions peuvent nourrir notre réflexion commune sur ce qui nous arrive
aujourd’hui, et qu’il n’y a là ni « prosélytisme » ni « dogmatisme »
mais un effort commun de l’intelligence pour vivre ensemble dans une société
pluraliste – au fond, un travail politique.
L’Ancien Testament nous donne par exemple une distinction précieuse entre Dieu, qui donne une loi à l’homme et le place face à sa liberté, et l’idole, production de l’esprit humain dans lequel celui-ci place son désir de toute-puissance et d’abdication de la liberté – la sienne comme celle de l’autre. Le fanatisme religieux pourrait ainsi être analysé théologiquement comme le mécanisme par lequel le croyant prend une idole pour Dieu.
Au
sujet de la violence, le Nouveau Testament nous dit que la violence se nourrit
de la violence et que l’amour seul, qui renonce volontairement à la logique de
la force, peut briser cette logique et faire triompher la vie sur la mort.
Jésus nous dit ainsi « Vous avez
entendu qu’il a été dit : « « Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi.»
Eh bien ! moi je vous dis : aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs »
(Mt 5, 43-45). Jésus ne refuse pas le conflit, il ne nous dit pas de ne pas
avoir d’ennemis – et comment imaginer une lutte sérieuse contre l’injustice
sans conflit ? Il se place plutôt au cœur du conflit : s’il nous dit
d’aimer nos ennemis, c’est précisément car nous en avons ! Mais, et cela
change tout, il nous dit d’aimer nos ennemis, c’est à dire, en eux, toujours,
de respecter la dignité et la vie, de rechercher dans leur visage le visage de
l’homme aimé de Dieu et personnellement voulu par lui. L’amour chrétien est
ainsi un appel, ici et maintenant, à l’action juste. A la suite du Christ, nous
croyons donc que seul le refus de la force, par l’amour, peut être une réponse
sérieuse, puissante, durable – et non angélique ou naïve – à la logique de
perpétuation de la violence.
Nous
croyons ainsi qu’aujourd’hui la stigmatisation, de plus en plus assumée, des musulmans
et de ceux qui sont perçus comme tels, nourrit de façon perverse et très
concrète cette logique de violence et que, a
contrario, les initiatives qui luttent contre cette stigmatisation et visent
à reconnaître la participation des musulmans à la vie publique comme légitime
et riche brisent cette logique et constituent des ferments durables de paix.
Nous pensons que ce n’est pas en érigeant de nouvelles idoles politiques –
sécuritaires ou identitaires – que nous lutterons efficacement contre les actes
terroristes mais que nous pouvons avoir pleinement confiance dans l’arsenal
dont dispose déjà notre État de droit pour lutter contre le terrorisme
islamiste et sa logique nihiliste avec ténacité et rigueur. Au fond, nous
croyons que notre démocratie républicaine (la République est d’abord une
démocratie !) n’a pas le choix : au jeu de la violence et de la peur, les
terroristes ont toujours le dernier mot. La démocratie, parce qu’elle est
fondée sur l’idée que tous les membres d’une communauté politique, sans
souffrir aucune exception, participent également à la vie et à la décision
commune, n’a pas d’autre chemin que celui de la paix. Nous pensons que ce
chemin n’est ni celui de la « lâcheté »
ni celui de la « compromission »
comme on
peut l’entendre ces jours-ci mais celui, sérieux, de la vie commune dans une
société pluraliste.
*
Essayons
ainsi de nous rappeler : pourquoi donc la liberté d’expression nous est-elle
si précieuse ? Parce qu’elle garantit à celui qui a une opinion minoritaire
de pouvoir l’exprimer sans être inquiété. La liberté d’expression est, au fond,
la force de celui qui n’a pas la force avec lui. Elle s’inscrit donc toujours
dans un rapport politique où il s’agit de protéger la parole dissidente contre
l’État, ou tout pouvoir installé, dans l’intérêt de tous – puisque l’opinion minoritaire
nourrit la discussion publique. A cet égard, elle constitue le bien le plus
précieux pour toute pensée ou croyance, y compris religieuse, qui n’est pas
majoritaire dans une société donnée.
Il
n’est donc pas étonnant qu’elle ait été proclamée pour la première fois, à
quelques années d’écart, d’abord par la Déclaration des droits de Virginie
rédigée par Madison en 1776 (article 12 sur la liberté de la presse), puis par
la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en France en 1789, qui
disposait dans son article 11 que : « La libre communication des
pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme :
tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement sauf à répondre de
l’abus de cette liberté dans les cas prévus par la loi. ». Il s’agissait
donc, dans les deux cas, de contextes révolutionnaires de lutte contre des
pouvoirs arbitraires, qui détenaient alors seuls, aux côtés des autorités
religieuses, le privilège de la libre parole. La liberté d’expression est donc,
au fond, démocratisation de la liberté de parole, auparavant monopolisée par
les minorités au pouvoir. Elle s’inscrit donc toujours dans une configuration
politique qui est celle de la démocratie : il n’y a pas de liberté
d’expression sans démocratie vivante, c’est-à-dire sans égalité de tous dans un
espace critique de discussion. La parole libre, y compris lorsqu’elle est
satirique, vise donc toujours à interpeler la raison publique, appelle réponse
et discussion – au fond, elle ouvre, y compris parfois à la serpe, un espace
commun.
C’est
pourquoi, dans notre édifice juridique français, la liberté d’expression
s’exprime toujours dans le cadre de la loi, ce qui veut dire concrètement
qu’elle n’est pas une liberté absolue mais qu’elle est, par principe, encadrée dans
des limites. C’est déjà ce que disait l’article 11de la Déclaration de 1789,
précédemment cité, et c’est aussi ce que dit la Convention européenne de sauvegarde
des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950 qui constitue aujourd’hui,
dans notre droit national, la norme la plus haute de protection de la liberté
d’expression. Son article 10 stipule ainsi que « Toute personne a droit
à sa liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté
de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y
avoir une ingérence des autorités publiques et sans considération de frontière.
(… ) L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des
responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions,
restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures
nécessaires dans une société démocratique (…) ».
Il
est important de garder à l’esprit la distinction cruciale opérée par la
Convention entre, d’une part, les droits absolus, qui sont au nombre de quatre
et ne souffrent aucun tempérament (il s’agit notamment du droit de ne pas être
soumis à la torture, à une peine ou un traitement inhumain ou dégradant et du
droit de ne pas être réduit en esclavage ou en servitude) et, d’autre part,
tous les autres droits qui peuvent faire l’objet d’une restriction en cas de « besoin
social impérieux » reconnu comme « nécessaire dans une société
démocratique », pour reprendre la jurisprudence de la Cour. La liberté
d’expression, comme on le voit, appartient à cette seconde catégorie. C’est
aussi le cas, par exemple, de la liberté religieuse. Faut-il considérer que ces
droits et libertés ont une valeur moindre ? Pas le moins du monde, la Cour
considère par exemple que la liberté d’expression est le « fondement de
la démocratie ». La possibilité d’introduire ces restrictions vise en
réalité à rendre ces libertés effectives dès lors que les libertés publiques,
poussées à leur terme, se limitent mutuellement. Le travail d’une société démocratique
pluraliste consiste alors, sans cesse, à ajuster les normes les unes aux autres
pour garantir leur meilleure effectivité dans un contexte donné.
Il n’est pas
inintéressant de relever, à cet égard, qu’en 2014 le législateur a réduit le
champ de la loi de 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, second
pilier, de niveau législatif cette fois-ci, de notre droit de la liberté
d’expression. Il a ainsi sorti le délit d’apologie du terrorisme du régime spécial de la
presse pour l’intégrer au régime pénal de droit commun. De même, une réflexion
est actuellement à l’étude pour restreindre encore le champ de la loi sur la
presse en en sortant les délits d’incitation à la haine. Des juristes se sont ainsi
émus qu’à l’heure où la liberté d’expression est hissée au fronton de la
République, elle soit en réalité menacée d’être restreinte au nom, notamment,
de la lutte contre le terrorisme. On le voit, la mise en œuvre effective des
libertés publiques est bien plus délicate à manier que ne voudrait nous le
faire croire un certain nombre de discours prétendant les défendre « sans
compromission », mais en réalité sans effectivité. Le droit des
libertés fondamentales, loin d’avoir le caractère inflexible et même guerrier
qu’on voudrait parfois lui attribuer, trouve en réalité sa force dans sa
souplesse, c’est-à-dire dans sa capacité à combiner les normes fondamentales
entre elles, et donc à les faire vivre.
*
La liberté d’expression ne doit ainsi pas être protégée comme une nouvelle idole aux exigences absolues, mais comme l’un de nos droits les plus précieux, au service du débat démocratique, où toutes les voix, et pas seulement celles de l’État ou des médias les plus importants, doivent pouvoir s’exprimer dans les limites de la loi – donc sans user de la violence pour promouvoir une idée morale, politique ou religieuse. La liberté d’expression bien comprise est donc précieuse aux yeux du croyant, qui voit en elle l’une des conditions de son existence publique. A cet égard, elle ne s’oppose nullement à la liberté de croyance mais en constitue bien plutôt le soutien nécessaire.
Rappelons ainsi que l’article 1er de notre Constitution – le texte le plus élevé dans la hiérarchie des normes – proclame que la République laïque « respecte toutes les croyances ». Le sujet de la laïcité, définie en tant que neutralité publique à l’égard du fait religieux, est donc l’État et non la société : l’État doit être laïc précisément parce que la société ne l’est pas ! La laïcité, telle qu’elle a été consacrée par les lois de de 1881, 1882, 1886 et 1905 repose ainsi sur trois piliers indissociables : celui, bien connu, de la séparation de l’Église et de l’Etat ; celui, également, de la liberté de conscience et de religion, qui implique notamment le droit de croire ou de ne pas croire et le respect de toutes les croyances ; celui, enfin, de l’absence de discrimination en raison de l’appartenance religieuse. Enlevez l’un de ces trois piliers et tout l’édifice, patiemment et subtilement construit par les pères fondateurs de la IIIème République, est fragilisé. Maintenez ces trois piliers vivants et effectif, et la laïcité devient ce qu’elle ne devrait jamais cesser d’être : un puissant vecteur de débat et de vie commune dans une société démocratique pluraliste.
La laïcité ainsi comprise est, pour nous, chrétiens, ce qui nous prémunit contre la tentation de transformer le christianisme en religion civile, c’est-à-dire en une religion rattachée à un État, à une nation et son identité. La religion, on le sait, peut constituer, pour un pouvoir, un puissant, et possiblement dangereux, moyen d’unification de la communauté politique – mais ce processus n’a rien à voir avec l’ Évangile qui est une « bonne nouvelle » en tant, précisément, qu’il s’adresse à tous. Une parole universelle – c’est-à-dire, très concrètement, qui n’exclut absolument personne de la communauté morale et politique qu’elle instaure – ne peut être rattachée à une communauté ou un État particulier. Il s’agit d’une impossibilité à la fois logique et éthique.
Autrement dit, un principe ne peut être une identité. C’est pourquoi, la laïcité, pensée en ses trois dimensions indissociables, ne peut devenir une forme de religion civile de notre État républicain, sauf à être dévoyée, et donc perdue, en tant que principe universel. Nous portons l’espoir, en tant que chrétiens, que notre démocratie républicaine laïque reste confiante, au milieu de la période tourmentée que nous vivons, dans les principes puissants qui la constituent, et sont les meilleurs garants de la paix et de la vitalité de notre société pluraliste, dans toutes ses composantes.
*
Ce texte a été écrit avant l’attentat qui a frappé la
basilique Notre-Dame à Nice le 29 octobre 2020. Ce jour-là, la première lecture
était un passage de l’épître aux Éphésiens de Saint Paul qui nous rappelle
la spécificité du positionnement chrétien au regard de la violence, cœur même
de la parole du Christ :
« Oui, tenez bon,
Ayant autour des reins le ceinturon de la vérité,
Portant la cuirasse de la justice,
Les pieds chaussés de l’ardeur à annoncer
l’Évangile de la paix,
Et ne quittant jamais le bouclier
de la foi,
Qui vous permettra d’éteindre
Toutes les flèches enflammées du Mauvais.
Prenez le casque du salut
et le glaive de l’Esprit, c’est-à-dire la parole de
Dieu. »