Car Martha n’est pas simplement une disciple intellectuelle de la fondatrice du Catholic Worker, elle a choisi de poursuivre sa tâche, et de renouer avec l’action militante. Une personne lève la main durant la conférence : « Pourquoi pratiquez-vous l’action non-violente ? Aujourd’hui, certains considèrent que l’action directe, la détérioration de matériel, par exemple, peut être plus efficace, n’êtes-vous pas d’accord ? » Non, Martha secoue la tête. Pourquoi rechercher la violence quand il y a tant d’autres moyens de s’opposer au système entier, à ces structures de péché qui rongent même nos consciences ? Dans l’assemblée, certains militants venus l’écouter ne semblent pas convaincus, ils semblent attirés par l’action violente, ils murmurent.
Lorsque nous avons marché dans les rues du Xe arrondissement avec Martha, le lendemain de la conférence, cette question de la violence est revenue naturellement dans la conversation. Il y a, m’a-t-elle dit, une séduction pour la violence et la destruction qui semble ressurgir. Le pacifisme chrétien et l’action non-violente inspirée par le Christ ont-ils tout à fait disparu, cédant le pas à une nouvelle génération militante désireuse d’en découdre et de ne pas subir les violences mais de les commettre ? Martha confirme que le mouvement chrétien pour la paix est plus faible désormais, qu’il manque de figures charismatiques. Elle s’attriste de l’engouement suscité récemment par le meurtre du patron de l’UnitedHealthCare – comme sa grand-mère un demi-siècle auparavant, elle refuse de s’associer aux assassins. Elle veut construire, montrer, faire vivre : agir de manière féconde.
En poursuivant notre déambulation, nous pénétrons dans l’église Saint Laurent où nous croisons plusieurs patrons du mouvement des Catholic Worker : saint Vincent de Paul et sainte Louise de Marillac qui en étaient les paroissiens, la petite Thérèse de Lisieux. Saint Laurent lui-même dont la vie ne fut qu’une errance pour échapper aux griffes de l’oppresseur, qui après avoir distribué ses biens aux pauvres et aux indigents, séjourna en prison où il guérit, soigna et écouta ceux qui y croupissaient, avant que d’être brûlé sur le grill, n’était-il pas aussi un précurseur de ce mouvement auquel Martha appartient ?
C’est peut-être par la communauté des saints, cette communauté vivante qu’il faut aborder la vie de Martha. Nous sommes assis désormais au bord du Canal Saint Martin, un saint pour les pauvres encore, selon les mots de la Légende dorée : « Un jour d’hiver, comme il passait sous une des portes d’Amiens, il rencontra un pauvre qui était tout nu. Aussitôt, coupant en deux, avec son épée, le manteau dont il était recouvert, il en donna à ce pauvre une des deux moitiés. Et, la nuit suivante, il vit le Christ lui-même vêtu de cette moitié de manteau. »
Martha commence à parler, elle se souvient qu’à l’âge de quatorze ans, son frère a été enrôlé pour le Viêt-Nam. Le petit-fils de Dorothy Day, qui était alors l’une des incarnations de l’opposition à cette guerre, revêt son uniforme et se prépare à partir. Dorothy passe à la maison et l’interroge, elle peut l’aider à faire les démarches pour être objecteur de conscience, mais dit-elle, c’est là toute la richesse et la liberté de ce terme : tu dois agir selon ta conscience. Il remercie sa grand-mère mais il veut servir son pays, il veut partir à la guerre de l’autre côté du monde. Dorothy l’embrasse et repart manifester contre cette guerre, Martha la rejoint. Elle retrouvera son petit-fils après la guerre, du même amour qu’elle a accueilli tous ses amis partis pour la Seconde Guerre mondiale. Il faut savoir respecter la conscience de chacun, ne pas se séparer de ceux qui ont fait des choix opposés aux nôtres – maintenir les fils mêmes les plus ténus.
Voilà le premier héritage de Dorothy Day qu’il faut poursuivre, ajoute Martha : nous devons toujours respecter notre propre conscience. La « primauté de la conscience », comme Maritain parlait de la « primauté du spirituel », ou comme le cardinal Newman avant lui écrivait que s’il devait porter un toast il le porterait d’abord à sa conscience, avant de le porter au pape.Si la conscience est première, elle doit être nourrie, c’est-à-dire informée. Martha l’a martelé lors de la conférence : il est d’une importance capitale, surtout au XXIe siècle, d’être informé. Elle cite les quelques médias qui tiennent encore la route aux États-Unis : la revue jésuite America, le National Catholic Reporter, pour la télévision l’émission d’Amy Goodman, “Democracy Now !” et à la radio, le podcast de John Dear “The NonViolent Jesus”. C’est maigre. Tout le reste est à faire. C’est pour cela qu’elle a manifesté en Corée du Sud devant une base militaire américaine, c’est pour cela qu’elle a manifesté au sein du mouvement “Witness Against Torture” lancé par la Catholic Worker Carmen Trotta contre la torture dans la prison de Guantanamo, c’est pour cela aussi que Martha figure parmi les King’s Bay Plowshare Seven. Le mouvement plowshare (soc de charrue) tire son nom d’un verset d’Isaïe : « De leurs épées ils forgeront des socs de charrue », et agit contre l’usage militaire du nucléaire.
En 2018, sept militants, dont Martha, sont entrés par effraction dans une base navale américaine, à Kings Bay, où se trouvent des sous-marins nucléaires. Ils ont déployé une bannière, affiché une photo de Martin Luther King, ils ont écrit « aimez-vous les uns les autres » sur le sol, et ont répandu leur sang. Ils ont par ailleurs déposé plusieurs livres et l’un d’eux a lu un extrait du Pape François dénonçant l’arme nucléaire, avant d’être arrêtés et emprisonnés.