Contraint à partir

Seibane, membre du Dorothy, nous raconte les raisons de son émigration vers l’Europe. Il a 26 ans et il est malien. Il est arrivé en France en 2016. Dans le prochain numéro de Manœuvre, il décrira son voyage et son arrivée en France.

La grande majorité des pays Africains souffre d’un appauvrissement général depuis la décolonisation survenue il y a soixante ans. Le continent importe plusieurs produits de première nécessité prolongeant les systèmes d’échanges coloniaux. Les produits locaux restent sous valorisés, étouffant
toutes les possibilités de développement d’une industrie locale. L’Afrique souffre d’autres maux : guerres ethniques, corruption, mauvaise gouvernance. La croissance économique de l’Afrique ne s’accompagne pas d’une réduction effective de la pauvreté. Elle ne génère pas suffisamment emplois durables pour les jeunes. Elle est marquée par une forte inégalité dans le partage des richesses au profit des entreprises multinationales et des élites politiques. Seule une minorité de la population en voit les effets positifs. Cette situation résulte d’une carence de politique économiques adéquates pour prendre à bras le corps ces sujets.

Aujourd’hui l’Afrique dispose d’atouts important et stratégiques comme l’abondance de main œuvre. L’Afrique concentre aujourd’hui 550 millions de personnes en âge de travailler et en 2050 ce chiffre devrait atteindre plus d’un milliard devant la Chine et l’Inde. Près de 70% des jeunes de moins de 25 ans sont sans emploi. Les jeunes qui représentent environ 60% des chômeurs sont désespérés par l’absence totale de perspectives et cela se traduit par l’émigration. Il y a aussi un problème avec la monnaie. Le Franc CFA n’est pas adapté au Mali et à l’Afrique. Il n’est pas dans notre intérêt et il ancre notre dépendance envers l’Europe.


Ainsi après la triste époque de la traite des Noirs, l’Océan Atlantique est devenu un nouveau cimetière pour de nombreux émigrants africains. Le silence coupable de migrants africains sur le drame épouvantable de la migration illégale est inacceptable et condamnable. Les migrants se
retrouvent à faire passer le bien-être et l’amélioration de la situation économique de la famille avant de penser à leur propre cause. En effet la population restée en Afrique considère l’Occident comme une manne financière, ce qui fait que les migrants sont régulièrement sollicités pour couvrir les dépenses quotidiennes de leurs familles. Certains ont des vies inhumaines et en dessous du seuil de pauvreté, afin de subvenir aux besoins de leur familles restées là-bas. Ceux qui ne réussissent pas et
qui veulent rester dignes sont souvent condamnés à rompre le contact. Il n’est surtout pas envisageable pour ces personnes de retourner au pays car revenir les mains vides, sans ressources financière représente une profonde honte. Dès lors, beaucoup d’Africains choisissent d’être malheureux en terre étrangère plutôt que de subir le mépris social au pays.

A l’âge de dix ans, j’avais un projet. Je voulais devenir un grand philosophe, mais le temps n’a pas voulu et les moyens m’ont manqué. Je suis né et j’ai grandi dans une campagne. Il y a beaucoup de campagnes au Mali où il n’y a pas de l’école. D’où je viens, les enfants ne sont malheureusement pas
suivis scolairement par les parents. Ils ne contrôlent pas leurs enfants pour voir s’ils travaillent bien à l’école ou pas. Pour eux, le plus important c’est que les enfants travaillent quand ils n’ont pas école. Il y avait des élèves qui s’en foutaient aussi, ils allaient à l’école comme tout le monde mais à l’école ils n’écoutaient ni le professeur ni ne cherchaient à comprendre les leçons et ne faisaient pas les exercices à la maison. Il y en avait aussi qui travaillaient très bien.

Moi, j’étais parmi ceux qui travaillaient bien à l’école et j’étais même le responsable de notre classe pendant quelques années. Je me souviens qu’une année, je voulais abandonner l’école : cette année- là, mon professeur est allé jusqu’à chez nous pour expliquer à mes parents d’essayer de me convaincre de continuer l’école. Après, mes parents ont essayé de me parler, de me faire comprendre et j’étais d’accord avec eux. J’ai recommencé mes études jusqu’à arriver au CP. Là, j’ai été obligé d’abandonner l’école pour deux raisons : d’abord, mes parents ne voulaient pas que je m’éloigne d’eux et du village. Or l’école était loin et pour la suivre il fallait que je parte. Ensuite, j’aurais eu besoin d’argent si j’avais continué l’école. Or, mes parents ne voulaient pas donné d’argent pour cela. Du coup, j’ai commencé à travailler : pendant l’hivernage (la saison des pluies), je
m’occupais des champs, après l’hivernage, je m’occupais des bêtes et de l’entretien de la maison. Mon grand frère m’aidait dans ces travaux. Puis, mon grand frère a quitté le Mali. Moi aussi, j’ai eu envie de partir à Bamako pour me former professionnellement. Le problème, c’est que pour cela
j’avais besoin de gagner de l’argent et l’argent est en Europe ! Donc, j’ai voulu aller en Europe. Je savais que ça allait être difficile et que le voyage était dangereux mais je n’avais pas le choix. C’est important de comprendre que si tu restes au pays, tu es pauvre et tu es moins bien vu que si tu pars,
on te considère comme un bon à rien et tu seras moins respecté dans la population. Tu resteras toujours un pauvre malheureux dans la communauté.

La pensée du travail de Simone Weil

Cet article se divise en deux parties : 1/ extrait d’un texte de Simone Weil sur le travail manuel 2/ résumé d’une conférence du philosophe Robert Chenavier sur la pensée du travail de Simone Weil donnée au Dorothy en juin 2019.

1/ Extrait de (Simone Weil, « La personne et le sacré », Luttons-nous pour la justice – Manuel d’action politique, Peuple libre, collection Altercathos, juin 2017, p. 110-112).

« Une usine moderne n’est peut-être pas très loin de la limite de l’horreur. Chaque être humain y est continuellement harcelé, piqué par l’intervention de volontés étrangères, et en même temps l’âme est dans le froid, la détresse et l’abandon. Il faut à l’homme du silence chaleureux, on lui donne un tumulte glacé. Le travail physique, bien qu’il soit une peine, n’est pas par lui-même une dégradation. Il n’est pas de l’art ; il n’est pas de la science ; mais il est autre chose qui a une valeur absolument égale à celle de l’art et de la science. Car il procure une possibilité égale pour l’accès à une forme impersonnelle de l’attention. (Je passe le passage où elle veut crever les yeux à Watteau) Exactement dans la même mesure que l’art et la science, bien que d’une manière différente, le travail physique est un certain contact avec la réalité, la vérité, la beauté de cet univers et avec la sagesse éternelle qui en constitue l’ordonnance. C’est pourquoi avilir le travail est un sacrilège exactement au sens où fouler aux pieds une hostie est un sacrilège. Si ceux qui travaillent le sentaient, s’ils sentaient que du fait qu’ils en sont les victimes ils en sont en un sens les complices, leur résistance aurait un tout autre élan que celui que peut leur fournir la pensée de leur personne et de leur droit. Ce ne serait pas une revendication ; ce serait un soulèvement de l’être tout entier, farouche et désespéré comme chez une jeune fille qu’on veut mettre de force dans une maison de prostitution ; et ce serait en même temps un cri d’espérance issu du fond du cœur. (…)

Le travail physique est un certain contact avec la réalité, la vérité, la beauté de cet univers et avec la sagesse éternelle qui en constitue l’ordonnance.


Quand on leur parle de leur propre sort, on choisit généralement de leur parler de salaires. Eux, sous la fatigue qui les accable et fait de tout effort d’attention une douleur, accueillent avec soulagement la clarté facile des chiffres. Ils oublient ainsi que l’objet à l’égard duquel il y a marchandage, dont ils se plaignent qu’on les force à le livrer au rabais, qu’on leur en refuse le juste prix, ce n’est pas autre chose que leur âme. Imaginons que le diable est en train d’acheter l’âme d’un malheureux, et que quelqu’un,
prenant pitié du malheureux, intervienne dans le débat et dise au diable : « Il est honteux de votre part de n’offrir que ce prix ; l’objet vaut au moins le double. » Cette farce sinistre est celle qu’a jouée le mouvement ouvrier, avec ses syndicats, ses partis, ses intellectuels de gauche. Cet esprit de marchandage était déjà implicite dans la notion de droit que les gens de 1789 ont eu l’imprudence de mettre au centre de l’appel qu’ils ont voulu crier à la face du monde. »

2/ Conférence de Robert Chenavier : La pensée du travail chez SW (au Dorothy, juin 2019).

La philosophie du travail de Simone Weil fait converger deux lignes de pensée : celle de Platon et celle de Marx. On peut dire qu’elle forge une pensée platonicienne enrichie d’une théorie du travail et une pensée inspirée de Marx enrichie d’une prise en compte sur surnaturel. Tout en ayant sa pensée personnelle, Simone Weil est en effet fortement marquée par ces deux philosophes. L’idéal de Weil est une civilisation fondée sur la spiritualisation travail, où le travail serait un moyen d’exercer et de faire croître notre sagesse et notre intelligence du monde. Le travail n’est pas pour elle une activité subsidiaire, elle est l’activité par laquelle nous découvrons la condition humaine. Le travail se définit par les traits suivants : 1/ il est contact de la pensée avec le monde extérieur, 2/ combinaison de réflexion et d’action transformatrice, 3/ moyen de pénétrer le réel et de le faire sien. Autrement dit : par le travail, le monde se fait moins étranger, moins hostile, il accueille mon action comme l’empreinte de ma pensée et de ma liberté.

Évidemment, une telle vision est contrecarrée par les conditions de travail concrètes des personnes. La division du travail, par exemple, en tant qu’elle est répartition stricte des tâches justifiant une hiérarchisation sociale, est critiquée par Weil. De même le capitalisme, en tant qu’il est un système économique où le travail salarié des uns sert de levier à l’enrichissement financier des autres, est rejeté par la philosophe. Elle perçoit tôt que le système soviétique, faussement qualifié de « communiste » est en réalité un capitalisme d’un genre nouveau : « En Russie le patron est parti mais l’usine et les chefs sont restés ».

1/ Théorie de l’oppression

L’organisation capitaliste moderne du travail, dont l’archétype même est l’usine, est source d’oppression. Cela est perçu par SW dès son premier livre, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale(1934). Elle achève ce livre avant son entrée en usine. L’oppression, c’est quand certains commandent et d’autres exécutent et que les conséquences de cet ordre des choses sont néfastes humainement pour les seconds. Dans l’usine moderne, l’homme est scindé, on réclame de son corps des efforts immenses mais on ne cherche absolument pas à ce que l’esprit de l’homme accompagne et comprenne l’acte de production. Cela conduit au « malheur » qui se définit par les caractéristiques suivantes : séparation dualiste corps/esprit ; souffrance physique et moral ; sentiment d’extériorité par rapport à l’objet produit (ce que Marx entendait avec la notion d’« aliénation »). 

L’oppression est accentuée par le fait que la science et la technique modernes sont habitées par un idéal de progrès illimité. Elles ne tiennent pas compte de la notion de limite. Ainsi, aussi bien chez Marx que chez les théoriciens du capitalisme, il y a l’idée d’un développement illimité des forces productives comme si l’histoire humaine était marquée par l’augmentation progressive et positive des volumes de production. Pour SW, il faut non pas se libérer du travail mais faire du travail un lieu d’émancipation. Évidemment, ce n’est pas le seul lieu qui peut être émancipateur. La politique, la contemplation, l’amitié, par exemples, sont également des occasions de croître en liberté d’esprit et en force d’âme. Question : comment faire du travail un lieu d’émancipation ? Il faut pour cela passer « d’une nécessité subie à nécessité méthodiquement maniée ». Autrement dit : ne pas subir passivement la puissance des choses et des machines et s’adapter à elles mais faire coïncider la pensée et l’action dans la maîtrise des choses. Cela suppose des lieux de production libérés de l’impératif capitaliste de maximisation du profit et d’utilisation de la force de travail comme une simple « ressource humaine ». Au fond, il s’agit de rendre la personne maître de son travail et non plus soumise à lui. SW n’est pas anti-machine. L’enjeu est pour elle de repenser l’usage de la machine et veiller à ce que les innovations techniques soient faites dans l’intérêt des personnes qui vont les manier. Cela suppose de « supprimer » le taylorisme en tant que méthode de production. 

2/ Expérience en usine  

Elle s’engage chez Alsthom puis chez Renault durant les années 1934-1935. Expérience de la souffrance et du malheur tel que défini précédemment. Soumise à des cadences, impuissante à penser l’ensemble des mécanismes de production, réduite au statut d’instrument bon à produire. Par les méthodes et les procédés, les ouvriers spécialisés voient leurs membres et leurs esprits rompus. Comment demander la révolution dans ces conditions ? Comment croire qu’une classe qui n’est rien va d’un coup devenir le tout ? Il y a là un espoir compréhensible mais c’est sans doute une illusion. Ce qu’il faut, c’est réparer les usines de l’intérieur en les faisant changer d’orientation et d’organisation. Cela suppose aussi une activité d’ordre politique accomplie au niveau supérieur, à l’échelle historique, de penser la révolution dans le temps long d’améliorations successives.

3/ Travail et spiritualité

Le travail est une nécessité : il nous faut travailler pour vivre. La confrontation avec le réel est ce par quoi nous devons passer pour exister. C’est une occasion d’incarnation mais c’est aussi une expérience douloureuse car le travail est négociation permanente avec l’ordre de la nécessité naturelle. Dans ce face-à-face avec les contraintes du monde, je fais l’expérience de ma finitude et des limites que m’impose le réel, je libère mon désir de surnaturel, c’est à dire d’aller au-delà de l’ordre des choses. La contrainte d’ordre naturel n’est donc pas mauvaise en soi, elle peut au contraire être l’occasion de comprendre ma condition humaine. Ce qui est mauvais, c’est la contrainte sociale, “l’oppression”, l’instrumentalisation du travail des uns pour les intérêts des autres. Souvent l’oppression se couvre du costume de la nécessité naturelle. Elle fait comme si ce qu’elle imposait à ses esclaves n’étaient pas de son fait. Il faut donc revenir au travail comme pur face-à-face avec la nécessité naturelle. C’est la raison pour laquelle SW s’est intéressée à toutes les activités répondant à un besoin humain évident telle que l’agriculture par exemple. Bien compris, le travail n’est pas une punition de Dieu mais une peine et un effort parce qu’il ramène à la nécessité des choses. Ce que remarque SW c’est que lorsque le travail est bien organisé et qu’il évacue toute scission corps/esprit il peut être le lieu du déploiement de la pensée, du consentement à la vie et donc d’une plus grande liberté de l’esprit. Par le travail ainsi défini, je m’incarne davantage dans le monde. Le consentement au travail n’est absolument pas synonyme de soumission devant la contrainte sociale. Devant celle-ci, la révolte est légitime (cf. Grèves et joie pure, autre ouvrage de SW : https://editionslibertalia.com/catalogue/a-boulets-rouges/simone-weil-greves-et-joie-pure )

Pour prolonger : https://www.franceculture.fr/oeuvre-simone-weil-une-philosophie-du-travail-de-robert-chenavier.html

Choruses from the rock

Extrait des « Choruses from The Rock », pièce de théâtre de T. S. Eliot (1934)

What life have you if you have not life together? 
There is no life that is not in community, 
And no community not lived in praise of GOD . 
Even the anchorite who meditates alone, 
For whom the days and nights repeat the praise of GOD , 
Prays for the Church, the Body of Christ incarnate. 
And now you live dispersed on ribbon roads, 
And no man knows or cares who is his neighbour 
Unless his neighbour makes too much disturbance, 
But all dash to and fro in motor cars, 
Familiar with the roads and settled nowhere. 
Nor does the family even move about together, 
But every son would have his motor cycle, 
And daughters ride away on casual pillions. 
Much to cast down, much to build, much to restore; 
Let the work not delay, time and the arm not waste; 
Let the clay be dug from the pit, let the saw cut the stone, 
Let the fire not be quenched in the forge.

Quelle vie est la vôtre si vous n’avez la vie ensemble ?
Il n’est pas de vie qui ne soit en communauté,
Et pas de communauté qui ne soit vécue en louange à Dieu.
Même l’anachorète qui médite seul,
Pour qui les jours et les nuits répètent la louange de Dieu,
Prie pour l’Eglise, le Corps du Christ incarné.
Et maintenant vous vivez dispersés sur des rubans de rues,
Et personne ne sait ni ne se soucie de qui est son voisin
A moins que son voisin ne cause trop de trouble,
Mais tous vont et viennent en se précipitant avec leurs automobiles,
Familiers des routes et établis nulle part.
Ni même la famille se déplace unie,
Mais chaque fils voudrait sa motocyclette,
Et les filles partir sur de prosaïques sièges arrière.
Beaucoup est à abattre, beaucoup à construire, beaucoup à restaurer ;
Que l’œuvre ne soit retardée, ni gâchés le temps et le bras ;
Que l’argile soit extraite de la mine, que la scie taille la pierre,
Que le feu ne s’éteigne dans la forge.

Qu’est-ce que le capitalisme ?

Qu’est-ce que le capitalisme ?

Pierre-Louis Choquet est docteur en économie et a écrit Plaidoyer pour
un nouvel engagement chrétien (2017). Voici le résumé de la conférence qu’il nous a donnée en mars.

Est-il seulement possible de donner une définition d’un phénomène si pluriel, dont on peine à cerner les contours? Plutôt que de clore le problème, j’ai suggéré qu’il était utile de le ré-ouvrir sans cesse, de multiplier les tentatives d’approche, d’explorer des perspectives – et ce afin de mieux comprendre ce que nous cherchons à dire lorsque nous prononçons le mot ‘capitalisme’. Faut-il y voir une capacité de certains acteurs commerciaux à désorganiser les structures d’échanges traditionnelles, et à les prendre de vitesse? Les travaux de Fernand Braudel sur l’économie médiévale nous permettent de faire cette hypothèse. Ou faut-il, au contraire, considérer que le capitalisme consiste en l’exploitation d’individus qui n’ont d’autre choix que de vendre leur force de travail pour survivre? Des filatures anglaises du XIXè à Deliveroo, l’écart est peut-être moins grand qu’on ne le pense – et Karl Marx nous aide à le comprendre. Ou encore, le capitalisme est-il avant tout un système de valeurs, rendu possible par la rationalisation croissante des processus sociaux et l’adhésion toujours plus grande des individus à des idéaux d’efficacité sociale ? Les travaux de Max Weber permettent d’y voir plus clair,
et de comprendre que nous vivons dans un monde désormais pénétré de cet ‘esprit du capitalisme’ qui, décidément, nous colle à la peau. Mais plus concrètement, ne devrait-on pas simplement relever que le capitalisme est avant tout une histoire d’entreprise?


Avec beaucoup de clairvoyance, Thorstein Veblen avait anticipé cette réalité institutionnelle, et suggéré qu’il fallait désormais prendre les organisations et leur réalité bureaucratique au sérieux. A l’heure où les GAFA et autres léviathans semblent être devenus les nouveaux souverains, son propos me semble avoir gardé sa pertinence. Enfin, et peut-être en
complément de tout ce qui a été dit, le capitalisme ne serait-il pas une dynamique sociale reposant sur la marchandisation croissante du monde – de la terre, du travail, de la monnaie? C’est ici Karl Polanyi qui se fait notre contemporain, pour penser les modalités nouvelles de l’accaparement – alors que celui-ci prend des visages que l’économiste hongrois n’aurait probablement pas anticipé. Si votre curiosité reste insatisfaite, quelques lectures plus contemporaines viendront prolonger la réflexion… ainsi de ces quatre titres:


Si tu es pour l’égalité, pourquoi es- tu si riche? de G. A. Cohen, est une introduction rigoureuse aux grandes thématique du marxisme

Géographie de la domination de D. Harvey, explore
les implications géographiques de cette même école
de pensée

L’anthropocène contre l’histoire d’A. Malm examine les ressorts de la crise climatique contemporaine

Gouverner le capitalisme d’I. Ferreras aborde avec beaucoup de pédagogie la question du gouvernement des entreprises.

Journée écologie et spiritualité

Journée écologie et spiritualité

Le 23/02/19 au 104, rue Vaugirard, Le Dorothy a participé à une journée d’études organisée par l’association Hermeneo et le Dorothy. 

But de la journée : Vivre un dialogue interreligieux de projet c’est-à-dire échanger avec des croyants sur des sujets de sociétés qui nous interpellent tous, pour ensuite agir ensemble.

Table ronde. Thème : L’écologie dans les textes religieux

Etienne Grenet, prêtre catholique, professeur de Bible au collège des Bernardins et accompagnateur d’un groupe de jeunes professionnels en réflexion sur Laudato Si depuis 4 ans. 

Dans le premier récit de la Création, dans le livre de la Genèse, dans la Bible, on peut lire : « A son image, il les créa. » Il y a un élément d’immanence et un élément de transcendance dans l’être humain tel que Dieu le créé. L’homme reflète d’une façon toute particulière l’être de Dieu. Dans le deuxième récit de la Création (également dans la Genèse), il est écrit que Dieu, après avoir façonné l’homme et la femme, y introduit « le souffle de la vie ». Il est vrai que dans le christianisme, l’être humain occupe une place centrale dans le monde créé. La modernité capitaliste peut être comprise comme la dégénérescence de cet anthropocentrisme. On est dans une démesure qui en vient à mettre en péril la préservation même de la vie sur terre. Dans le livre de la Genèse, l’être humain est appelé à « cultiver et à garder » le « jardin » que Dieu lui offre en créant le monde. On cultive le monde en le gardant, en prenant soin. Certes, le monde n’est figé ; il demande à être travaillé, modelé, transformé. L’être humain est en interaction avec la nature, il créé de nouvelles choses à partir de cette interaction. La mission centrale de l’homme est de parachever l’œuvre de la Création en y œuvrant par son travail et son inventivité. Ce faisant, il se parachève lui-même – c’est-à-dire que ce travail l’humanise. De manière plus profonde encore, le travail humain rejoint l’autre mission essentielle de l’homme : rendre un culte à Dieu. Le travail doit s’achever dans l’action de grâce du repos sabbatique : c’est ce que suggère déjà l’emploi des mots “cultiver et garder”, qui, en hébreu, sont des mots clés de la vie religieuse : cultiver désigne le service cultuel, et garder désigne l’observance de la Loi. La suite du livre de la Genèse nous parle d’une cassure : ce qu’on appelle la « chute », le « péché originel ». Cela vient tordre notre être : le rapport à Dieu devient vicié (on en vient à avoir peur de Dieu), le rapport aux autres et à la nature en vient à être marqué par la logique de la domination. Cela ne signifie pas que la tâche de garder et de cultiver le jardin devient impossible mais qu’elle devient difficile et que l’homme a tendance, dans l’histoire, à s’en éloigner et à oublier cette mission fondamentale. 

La parabole du Fils prodigue est particulièrement révélatrice de l’attitude de l’homme. Après avoir été éveillé à la liberté par un père aimant, l’homme « prend la part d’héritage qui lui revient et va la dilapider ». Nous pouvons espérer qu’après ce comportement adolescent, l’humanité choisisse une vie d’adulte responsable. En tant que chrétiens, nous sommes obligés de faire un retour critique sur notre histoire pour comprendre comment et pourquoi avons-nous avalé la pilule du matérialisme démiurgique ?

Aujourd’hui face à la crise écologique, comment retrouver le sens de cette tâche ? En contemplant la nature (les psaumes, notamment le psaume 18/19 y invite) et les êtres vivants (Livre de la Sagesse, 13) qui portent en eux une certaine empreinte de la beauté du Créateur de toute chose. 

Omero Marongiu, sociologue et théologien musulman à Nantes. Il travaille notamment sur le sujet du végétarianisme.

La question du croyant est : qu’est-ce que Dieu attend de nous ? On va faire ici une lecture vectorielle du Coran, c’est-à-dire qu’on va se saisir de certains passages et en proposer une interprétation. Le Coran porte un message anthropologique, c’est-à-dire qu’il propose une réponse à la question : qu’est-ce que l’homme ? Dans le Coran, l’homme est ontologiquement relié aux animaux et aux éléments. Mais il y a une notion importante qu’il faut comprendre pour éclairer la singularité humaine. Il est écrit dans un passage important du Coran : « Dieu a proposé le dépôt aux cieux, à la terre et aux montagnes qui l’ont refusé, l’homme lui l’a accepté. » Comment comprendre ce passage ? 1° : on apprend que Dieu a communiqué avec le monde et que le monde a répondu. L’intelligence, la capacité de communiquer, appartiennent donc aussi aux minéraux, végétaux, animaux. 2° : l’être humain a accepté le dépôt, il occupe donc une certaine enc. Les autres êtres aussi sont intelligents, ils ont aussi la capacité de louer Dieu à leur façon. Mais l’homme seul a accepté de porter le fardeau de la liberté. Le « dépôt », c’est donc cela : la liberté et le fait d’assumer les conséquences qu’implique la possession de cette faculté très vaste. La liberté implique une capacité d’action agrandie, qqch que l’homme possède en propre. Dès lors, en retour de cette faculté qui a du poids, apparaît la notion de responsabilité. Nous sommes libres mais cette liberté demande à être mise au service de la volonté divine. Il faut s’interroger sur les causes qui ont mis en avant ce paradigme de la domination. 

 Marongiu rappelle que des penseurs soufis dès le XIVème siècle parlent déjà de l’intelligence des animaux et du lien de collaboration de l’homme avec la création. Il souhaite s’inspirer de cette théologie pour apprendre  à collaborer et non à écraser le monde. L’urgence de la crise écologique est telle que la collaboration est la seule option possible. Aujourd’hui, nous n’entendons pas le cri des animaux et de la Création (des baobabs millénaires meurent en ce moment, ce n’est pas dans un film de Spielberg, c’est actuel, mais nous détournons les yeux) car nous sommes prisonniers d’une lecture dominatrice du monde. Dieu a donné les clefs de la maison à tout homme, quelle que soit sa religion. Ainsi il faut collaborer avec toutes les traditions religieuses et avec la création directement. Il constate que les croyants n’attendent pas les directives des savants pour s’engager dans une conversion écologique et que des musulmans se mobilisent pour créer des petites fermes écologiques ainsi que des filières d’abattage plus respectueuses des animaux, mais il faut aller encore plus avant ».