L’ETAT, L’ISLAM, LA RACE

mercredi 20 janvier 2021 | Conférence

Par Mohamad Amer Meziane : L’Etat, l’islam, la race. M.A. Meziane est l’auteur de l’ouvrage Des empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation. Ed. La Découverte, 2021.

Propos liminaires d’une conférence qui a donné lieu à un débat intense et passionnant !

L’Occident se serait sécularisé, l’islam aurait échoué à le faire. C’est l’histoire de cette ligne de partage géographique que j’ai essayée de retracer dans mon travail. L’islam a toujours dessiné la frontière intérieure de la sécularisation. La République a très tôt mis en place un régime juridique de « police des cultes » visant, notamment, à assurer la compatibilité de la sécularisation et de l’islam. Ce mécanisme, qui vise à faire dialoguer les religions au sein d’un espace public, introduit de manière autoritaire une ligne de partage entre ce qui est religieux et ce qui ne l’est pas, entre les religions compatibles avec la sécularisation et celles qui ne le sont pas. Ainsi, la police des cultes implique un discours de nature comparatiste entre les différentes religions. L’islam est perçu dans ce cadre, dès l’origine, comme une religion de nature à inquiéter l’ordre public. Le “séparatisme” est le dernier visage de ce partage. La sécularisation est précisément le nom de cet ordre. La sécularisation n’est donc pas seulement le processus de déclin de la religion mais le nom de cette ligne de partage entre islam et Europe. 

Le racisme, en particulier l’islamophobie, joue un rôle central dans ce basculement. L’islamophobie est en effet le seul racisme acceptable, il est le racisme qui confère aux autres racismes leur légitimité institutionnelle. Il prend en effet pour objet la religion, et non la race, et c’est pourquoi il parait acceptable. Il est donc incohérent, à mon sens, de lutter contre le racisme si l’on ne lutte pas contre l’islamophobie. Cependant, la réflexion sur la race et sur le racisme ignore la façon dont la “religion” est mobilisée dans l’espace public. Ainsi, lorsqu’il s’agit de lutter contre l’islamophobie, lorsque la « religion » remplace la « race », la gauche de culture laïque se désolidarise au nom de plusieurs principes (féminisme, laïcité, démocratie, etc.). Là est le problème car, en réalité, religion et racialisation sont intimement liées. Il y a une difficulté à tenir un tel discours car il est renvoyé, immanquablement, à un discours politique dissimulé.

De même que la sécularisation n’est pas seulement le processus de déclin de la religion, la laïcité n’est pas que la séparation de l’Église et de l’État. La loi de 1905 occupe une place bien plus marginale que ce que l’on pense dans l’édifice normatif de l’État laïc. En réalité, l’État laïc tient davantage à Napoléon et au Concordat (1801). C’est en effet le régime concordataire qui a introduit une organisation et une surveillance spécifique des cultes par l’État, avec désignation de représentants dans chaque culte pour devenir des interlocuteurs de l’État. Ce dispositif n’a pas été aboli par la loi de 1905. C’est pourquoi le concept de “police des cultes”, qui correspond à l’un des titres de la loi de 1905, est central. L’État se donne ainsi le droit de réguler les cultes ; il se saisit de la religion en tant qu’elle apparaît dans l’espace public. 

Pour moi, le problème n’est donc pas tant celui de la privatisation de la religion que celui des modalités d’existence des religions dans l’espace public. L’État laïc ne cesse de refaire exister publiquement les religions d’une manière spécifique. C’est cette modalité spécifique qu’il s’agit d’analyser. Cette analyse est d’autant plus pertinente qu’on assiste actuellement à une mise en évidence du rapport entre cette police des cultes et la police « tout court ». L’absence de vigilance critique à l’égard de la police des cultes, et notamment à l’égard de l’islamophobie, contribue au renforcement du dispositif de contrôle à l’égard de l’ensemble de la population (cf. « État d’urgence sanitaire » lié au Covid, loi sécurité globale, etc.). 

Plusieurs remarques à cet égard : l’histoire du durcissement de la répression policière commence bien avant 2020, il se manifeste dans les suites du 11 septembre 2001. L’islamophobie joue ainsi un rôle particulier dans le développement d’une politique sécuritaire. Dans le cadre du retour de l’État -nation, qui se défie particulièrement de la dimension transnationale de l’islam, l’islamophobie fonctionne également, à mon sens, comme un opérateur de provincialisation de la France et de l’Europe.