Prostitution : un regard abolitionniste

jeudi 28 novembre 2019 | Conférence

28 novembre 2019
Cycle Féminismes et libéralisme (2/3)

Conférence autour de Lorraine Questiaux, déléguée bénévole pour le plaidoyer au Mouvement du Nid, membre du Parti Communiste, féministe universaliste – lutte des classes, avocate (spécialisation sur les violences faites aux femmes)

La prostitution est à l’intersection de toutes les formes de domination : de classe, économique, de genre, de race. C’est par mon engagement anticapitaliste que je me suis intéressée à la question de la prostitution.

Nommer la réalité

Il y a un enjeu de nommer les choses. En droit, pas de définition de la prostitution.

Dans les situations où sont étalées des situations de violence sexuelle « innommables », le seul terme qu’on utilise c’est le terme « prostitution ». Comme si le terme prostitution banalisait l’horreur de ce qu’on voit (on est en face de crimes contre l’humanité et on reste avec ce terme « prostitution »).

Il faut déconstruire le concept de prostitution, par une approche matérialiste, anticapitaliste : partir de l’empirique pour décrire le réel.

Le terme de prostitution a une fonction sociale : nommer par un terme spécifique des violences qui sont de l’ordre du viol. La personne qui se prostitue peut consentir à renoncer à son désir, mais elle ne désire pas la relation, sinon il n’y aurait pas de relation tarifée. Quand il y a de l’argent, il n’y a pas de symétrie. L’argent ôte la symétrie 

La définition du viol, c’est une pénétration sexuelle obtenue sous contrainte, violence, menace ou surprise. La prostitution entre dans la définition du viol. Ce sont des violences sexuelles aggravées, à l’encontre de personnes qui viennent de catégories sociales défavorisées, il y a aussi une violence de classe et de race. Pour les personnes les plus pauvres ce n’est pas un crime, c’est qualifié de prostitution. Pour les autres, c’est qualifié de viol.

La prostitution est l’aboutissement du projet capitaliste

Le système patriarcal est à double face, d’un côté les « saintes », pour les femmes pures, blanches (qui sont victimes de viol), et de l’autre les « putes », elles sont responsables de leur condition et le veulent (situation normale, prostitution).

Les femmes victimes de prostitution intègrent leur domination, et par le mot de « prostitution » l’empathie va être rompue. On invoque le fait qu’elles ont le choix. Mais pour la sexualité comme dans le langage, lorsqu’il y a asymétrie, il y a violence.

Il faut faire disparaître ce concept de « prostitution ». Les femmes disent consentir « parce qu’elles n’ont pas le choix. » C’est une intégration de la domination, qui est présente même dans les réseaux de traite, où les femmes disent travailler. Cela est dû à un phénomène de dissociation, qui est lui-même une forme de réaction, de protection, face à la violence subie.

Par l’introduction d’argent, la personne est réifiée. « Pour de l’argent, je peux faire ce que je veux de ton corps ». C’est très destructeur sur le plan psychologique. Les violences sexuelles à répétition non-désirées, et le fait de perdre sa liberté dans la soumission cause des psychotraumas, qui sont à la base de maladies, et de la réduction de l’espérance de vie (notamment du fait du taux de suicide).

On est face à une exploitation intégrale de la force de l’être humain, c’est l’aboutissement du projet capitaliste.

La liberté est de pouvoir exercer son désir, pour être maître et agissant. Renoncer à son bien-être ce n’est pas la liberté.

« La prostitution rapporte plus d’argent que la drogue », le projet abouti du capitalisme serait de nous prostituer tous.

On invisibilise le réel, par la réglementation comme « travail du sexe ». On décriminalise la prostitution et on fait entrer dans le code du travail le viol, la violence sexuelle. On fait sortir quelque chose du droit pénal pour le faire entrer dans le droit du travail. On sacralise l’idée que le travail peut être du viol. Les luttes pour les droits sociaux et la protection des plus faibles dans le travail est retournée par cette demande de légalisation du « travail du sexe ».

Le mot de « prostitution » permet de banaliser, de rendre acceptable, glamour même un fait largement antisocial.

Le concept de prostitution est créé pour rendre invisible quelque chose qui normalement ne le serait pas. Quand on gratte,on réalise la réalité. Par exemple, les femmes nigérianes que je rencontre, disent au départ « I went to work », puis quand on creuse c’est un autre discours.

La domination masculine

On est en train de renoncer aux droits fondamentaux comme droits universels. Si on n’est pas capable de défendre ces droits universellement, on y renonce. Créer un droit dérogatoire est dangereux. Il n’y a pas de droit dérogatoire. Ce qui est bon pour tout le monde est bon pour une minorité. On entre en société pour que chacun d’entre nous puisse avoir des droits respectés. Si on ne nomme pas les situations, les crimes, par leur nom, « on collabore ».

Quand le client vient, il vient parce qu’on lui a donné un privilège, il est homme, il est riche, il vient abuser de ce privilège. Dans la prostitution comme dans tout viol, l’homme vient consommer une relation d’asymétrie. Il ne vient en aucun cas faire du bien à la personne et la respecter. Il vient imposer son désir parce qu’il en a les moyens.

Il faut éviter les clivages entre d’un côté une prostitution issue de la traite, de la mafia, et où la contrainte est évidente, et de l’autre une prostitution libre de personnes ayant la nationalité française et en totale capacité de prendre ses décisions. Ce sont les même schémas de domination et de contrainte. Même s’il existe un mécanisme compréhensible de refus d’être victimisée. Les mêmes mécanismes sont présents dans les violences faites aux femmes (on se dispute, il m’a cogné un peu fort…). Il y a un refus du statut de victime parce qu’il est mortifère 

Le roman de la prostitution choisie, autonome, voire émancipatrice se casse souvent un peu la gueule quand on entre dans la relation avec la personne.

La question du libre-arbitre, du choix, est centrale. Comment se fait l’ancrage dans des situations de violence ou d’exploitation ? « On ne nait pas dominé, on le devient. » Il y a un conditionnement à devenir un objet sexuel dès le berceau, la femme est éduquée avec l’idée qu’elle n’a de valeur que si elle fait plaisir à l’autre.

C’est un corollaire du système d’exploitation : on a accolé au terme de « victime » des termes négatifs, des notions de responsabilité de sa propre condition. Personne ne veut être victime alors que se reconnaître victime c’est reconnaître qu’on est victime de quelqu’un et retrouver sa liberté. C’est prendre conscience qu’on vit dans une société de domination.

Être une victime devient presque pire que d’être un agresseur dans l’imaginaire collectif.

L’illusion qui est proposée : en affirmant la possibilité de consentir à une domination, on ferait disparaître la domination. C’est l’idée que dès lors que l’on consent à une domination, elle disparaît. Mais pour qu’un système de domination puisse fonctionner, il ne doit pas fonctionner sur la violence, mais il faut que les victimes puissent consentir à leur propre exploitation. Voire qu’ils appellent leur domination liberté. Dans les deux cas il y a domination, c’est simplement que l’on passe du rapport de forces au consentement.

Quid de la pornographie ?

80% des images montrent des hommes qui violentent des femmes, sont des pénétrations forcées. La pornographie est accessible dès l’âge de 8 ans. Ce sont toujours les mêmes scènes, et de plus en plus violentes, pour titiller des zones traumatiques. La pornographie présente un sexualité stéréotypée. Elle est un outil qui a des effets destructeurs, qui a des incidences graves sur le rapport à l’autre (cf rapports de l’OMS, cause des psychotraumas). Le capitalisme extorque aux hommes et aux femmes le droit d’aimer, le droit d’avoir de l’empathie : il faut commencer par arrêter de l’appeler « pornographie ».

Les lois de pénalisation des clients ne sont-elles pas contre-productives ?

Dans plusieurs pays où existent de telles lois, des changements sont perceptibles dans les violences faites aux femmes. C’est une étape, qui doit aller avec des programmes d’éducation et de sensibilisation, et s’inscrire dans une volonté politique générale de supprimer le système prostituteur. En Suède, il y a des changements depuis depuis la loi de pénalisation (accompagnée de programmes d’éducation et de sensibilisation). En Nouvelle-Zélande aussi la traite a énormément baissé.

En Allemagne, il y a une distinction entre personne victime de traite et personne libre. C’est une catastrophe. Si la personne ne vient pas dire qu’elle est une victime de traite elle est considérées co libre. Les personnes qui sont victimes de traite ne peuvent pas parler librement, c’est quasiment impossible de mettre à jour des situations d’exploitation de part cette distinction.