La pensée du travail de Simone Weil

samedi 23 mars 2019 | Article

Cet article se divise en deux parties : 1/ extrait d’un texte de Simone Weil sur le travail manuel 2/ résumé d’une conférence du philosophe Robert Chenavier sur la pensée du travail de Simone Weil donnée au Dorothy en juin 2019.

1/ Extrait de (Simone Weil, « La personne et le sacré », Luttons-nous pour la justice – Manuel d’action politique, Peuple libre, collection Altercathos, juin 2017, p. 110-112).

« Une usine moderne n’est peut-être pas très loin de la limite de l’horreur. Chaque être humain y est continuellement harcelé, piqué par l’intervention de volontés étrangères, et en même temps l’âme est dans le froid, la détresse et l’abandon. Il faut à l’homme du silence chaleureux, on lui donne un tumulte glacé. Le travail physique, bien qu’il soit une peine, n’est pas par lui-même une dégradation. Il n’est pas de l’art ; il n’est pas de la science ; mais il est autre chose qui a une valeur absolument égale à celle de l’art et de la science. Car il procure une possibilité égale pour l’accès à une forme impersonnelle de l’attention. (Je passe le passage où elle veut crever les yeux à Watteau) Exactement dans la même mesure que l’art et la science, bien que d’une manière différente, le travail physique est un certain contact avec la réalité, la vérité, la beauté de cet univers et avec la sagesse éternelle qui en constitue l’ordonnance. C’est pourquoi avilir le travail est un sacrilège exactement au sens où fouler aux pieds une hostie est un sacrilège. Si ceux qui travaillent le sentaient, s’ils sentaient que du fait qu’ils en sont les victimes ils en sont en un sens les complices, leur résistance aurait un tout autre élan que celui que peut leur fournir la pensée de leur personne et de leur droit. Ce ne serait pas une revendication ; ce serait un soulèvement de l’être tout entier, farouche et désespéré comme chez une jeune fille qu’on veut mettre de force dans une maison de prostitution ; et ce serait en même temps un cri d’espérance issu du fond du cœur. (…)

Le travail physique est un certain contact avec la réalité, la vérité, la beauté de cet univers et avec la sagesse éternelle qui en constitue l’ordonnance.


Quand on leur parle de leur propre sort, on choisit généralement de leur parler de salaires. Eux, sous la fatigue qui les accable et fait de tout effort d’attention une douleur, accueillent avec soulagement la clarté facile des chiffres. Ils oublient ainsi que l’objet à l’égard duquel il y a marchandage, dont ils se plaignent qu’on les force à le livrer au rabais, qu’on leur en refuse le juste prix, ce n’est pas autre chose que leur âme. Imaginons que le diable est en train d’acheter l’âme d’un malheureux, et que quelqu’un,
prenant pitié du malheureux, intervienne dans le débat et dise au diable : « Il est honteux de votre part de n’offrir que ce prix ; l’objet vaut au moins le double. » Cette farce sinistre est celle qu’a jouée le mouvement ouvrier, avec ses syndicats, ses partis, ses intellectuels de gauche. Cet esprit de marchandage était déjà implicite dans la notion de droit que les gens de 1789 ont eu l’imprudence de mettre au centre de l’appel qu’ils ont voulu crier à la face du monde. »

2/ Conférence de Robert Chenavier : La pensée du travail chez SW (au Dorothy, juin 2019).

La philosophie du travail de Simone Weil fait converger deux lignes de pensée : celle de Platon et celle de Marx. On peut dire qu’elle forge une pensée platonicienne enrichie d’une théorie du travail et une pensée inspirée de Marx enrichie d’une prise en compte sur surnaturel. Tout en ayant sa pensée personnelle, Simone Weil est en effet fortement marquée par ces deux philosophes. L’idéal de Weil est une civilisation fondée sur la spiritualisation travail, où le travail serait un moyen d’exercer et de faire croître notre sagesse et notre intelligence du monde. Le travail n’est pas pour elle une activité subsidiaire, elle est l’activité par laquelle nous découvrons la condition humaine. Le travail se définit par les traits suivants : 1/ il est contact de la pensée avec le monde extérieur, 2/ combinaison de réflexion et d’action transformatrice, 3/ moyen de pénétrer le réel et de le faire sien. Autrement dit : par le travail, le monde se fait moins étranger, moins hostile, il accueille mon action comme l’empreinte de ma pensée et de ma liberté.

Évidemment, une telle vision est contrecarrée par les conditions de travail concrètes des personnes. La division du travail, par exemple, en tant qu’elle est répartition stricte des tâches justifiant une hiérarchisation sociale, est critiquée par Weil. De même le capitalisme, en tant qu’il est un système économique où le travail salarié des uns sert de levier à l’enrichissement financier des autres, est rejeté par la philosophe. Elle perçoit tôt que le système soviétique, faussement qualifié de « communiste » est en réalité un capitalisme d’un genre nouveau : « En Russie le patron est parti mais l’usine et les chefs sont restés ».

1/ Théorie de l’oppression

L’organisation capitaliste moderne du travail, dont l’archétype même est l’usine, est source d’oppression. Cela est perçu par SW dès son premier livre, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale(1934). Elle achève ce livre avant son entrée en usine. L’oppression, c’est quand certains commandent et d’autres exécutent et que les conséquences de cet ordre des choses sont néfastes humainement pour les seconds. Dans l’usine moderne, l’homme est scindé, on réclame de son corps des efforts immenses mais on ne cherche absolument pas à ce que l’esprit de l’homme accompagne et comprenne l’acte de production. Cela conduit au « malheur » qui se définit par les caractéristiques suivantes : séparation dualiste corps/esprit ; souffrance physique et moral ; sentiment d’extériorité par rapport à l’objet produit (ce que Marx entendait avec la notion d’« aliénation »). 

L’oppression est accentuée par le fait que la science et la technique modernes sont habitées par un idéal de progrès illimité. Elles ne tiennent pas compte de la notion de limite. Ainsi, aussi bien chez Marx que chez les théoriciens du capitalisme, il y a l’idée d’un développement illimité des forces productives comme si l’histoire humaine était marquée par l’augmentation progressive et positive des volumes de production. Pour SW, il faut non pas se libérer du travail mais faire du travail un lieu d’émancipation. Évidemment, ce n’est pas le seul lieu qui peut être émancipateur. La politique, la contemplation, l’amitié, par exemples, sont également des occasions de croître en liberté d’esprit et en force d’âme. Question : comment faire du travail un lieu d’émancipation ? Il faut pour cela passer « d’une nécessité subie à nécessité méthodiquement maniée ». Autrement dit : ne pas subir passivement la puissance des choses et des machines et s’adapter à elles mais faire coïncider la pensée et l’action dans la maîtrise des choses. Cela suppose des lieux de production libérés de l’impératif capitaliste de maximisation du profit et d’utilisation de la force de travail comme une simple « ressource humaine ». Au fond, il s’agit de rendre la personne maître de son travail et non plus soumise à lui. SW n’est pas anti-machine. L’enjeu est pour elle de repenser l’usage de la machine et veiller à ce que les innovations techniques soient faites dans l’intérêt des personnes qui vont les manier. Cela suppose de « supprimer » le taylorisme en tant que méthode de production. 

2/ Expérience en usine  

Elle s’engage chez Alsthom puis chez Renault durant les années 1934-1935. Expérience de la souffrance et du malheur tel que défini précédemment. Soumise à des cadences, impuissante à penser l’ensemble des mécanismes de production, réduite au statut d’instrument bon à produire. Par les méthodes et les procédés, les ouvriers spécialisés voient leurs membres et leurs esprits rompus. Comment demander la révolution dans ces conditions ? Comment croire qu’une classe qui n’est rien va d’un coup devenir le tout ? Il y a là un espoir compréhensible mais c’est sans doute une illusion. Ce qu’il faut, c’est réparer les usines de l’intérieur en les faisant changer d’orientation et d’organisation. Cela suppose aussi une activité d’ordre politique accomplie au niveau supérieur, à l’échelle historique, de penser la révolution dans le temps long d’améliorations successives.

3/ Travail et spiritualité

Le travail est une nécessité : il nous faut travailler pour vivre. La confrontation avec le réel est ce par quoi nous devons passer pour exister. C’est une occasion d’incarnation mais c’est aussi une expérience douloureuse car le travail est négociation permanente avec l’ordre de la nécessité naturelle. Dans ce face-à-face avec les contraintes du monde, je fais l’expérience de ma finitude et des limites que m’impose le réel, je libère mon désir de surnaturel, c’est à dire d’aller au-delà de l’ordre des choses. La contrainte d’ordre naturel n’est donc pas mauvaise en soi, elle peut au contraire être l’occasion de comprendre ma condition humaine. Ce qui est mauvais, c’est la contrainte sociale, “l’oppression”, l’instrumentalisation du travail des uns pour les intérêts des autres. Souvent l’oppression se couvre du costume de la nécessité naturelle. Elle fait comme si ce qu’elle imposait à ses esclaves n’étaient pas de son fait. Il faut donc revenir au travail comme pur face-à-face avec la nécessité naturelle. C’est la raison pour laquelle SW s’est intéressée à toutes les activités répondant à un besoin humain évident telle que l’agriculture par exemple. Bien compris, le travail n’est pas une punition de Dieu mais une peine et un effort parce qu’il ramène à la nécessité des choses. Ce que remarque SW c’est que lorsque le travail est bien organisé et qu’il évacue toute scission corps/esprit il peut être le lieu du déploiement de la pensée, du consentement à la vie et donc d’une plus grande liberté de l’esprit. Par le travail ainsi défini, je m’incarne davantage dans le monde. Le consentement au travail n’est absolument pas synonyme de soumission devant la contrainte sociale. Devant celle-ci, la révolte est légitime (cf. Grèves et joie pure, autre ouvrage de SW : https://editionslibertalia.com/catalogue/a-boulets-rouges/simone-weil-greves-et-joie-pure )

Pour prolonger : https://www.franceculture.fr/oeuvre-simone-weil-une-philosophie-du-travail-de-robert-chenavier.html